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Ady Walter : « Je voulais montrer l’ampleur de ce qui a disparu »

  • Margaux Baralon
  • 2023-12-11

Pour son premier film de fiction, « Shttl », le cinéaste narre les derniers instants d’un village juif en Ukraine en 1941, tout près de la frontière avec la Pologne, occupée par l’Allemagne nazie. Un ambitieux plan-séquence en noir et blanc et en yiddish, à la fois intellectuel et organique, traversé par une réflexion sur l’histoire, la culture et la religion juive, et hanté par la crainte de la disparition.

Dans Shttl, on suit Mendele, un jeune homme de retour dans son village natal, la veille d’un massacre perpétré par les nazis. Comment est née cette idée ?

Mon père est né juste après la guerre et a été très traumatisé, enfant, par le poids de la Shoah. Mais je ne suis originaire ni d’Ukraine ni d’un shtetl [les villages juifs d’Europe centrale et de l’Est qui ont disparu après 1945, ndlr]. D’ailleurs, je ne connaissais pas bien cette histoire avant de commencer à écrire, je n’avais qu’une idée un peu nébuleuse : raconter les vingt-quatre dernières heures. On a beaucoup de témoignages de gens qui ont vécu cette journée avant l’opération Barbarossa [l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie en 1941, ndlr] et qui disent avoir ressenti des choses terribles. Des paysans sont sortis dans les champs et ont vu des nuages rouges de sang. Il y a également des témoignages de victimes du génocide au Rwanda et au Burundi, qui disent avoir senti quelque chose d’électrique dans l’air, les gens s’énervaient, pleuraient sans raison. Je voulais saisir ce truc pas vraiment saisissable.

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C’est aussi un moyen de parler de la Shoah sans la représenter, ce qui suscite toujours beaucoup de débats au cinéma…

J’ai beaucoup de problèmes avec les films sur la Shoah parce qu’il y a, pour moi, une sorte d’interdit de la représentation. Je comprends qu’on le fasse, je vois bien l’intention d’un film comme Le Fils de Saul [de László Nemes, sorti en 2015, qui suivait un prisonnier juif dans le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, ndlr]. Mais c’est un terrain dangereux. Mettre le mécanisme de la destruction au jour dans un récit cinématographique me paraît impossible. Et puis, pour moi, le cinéma reste de la fantaisie. Donc je fais un pas en arrière et je raconte l’histoire d’un garçon qui revient dans son village parce qu’il est amoureux d’une fille qui va se marier avec un autre homme. Il va tout faire pour empêcher ce mariage. Ce récit-là me permet d’explorer toutes les facettes d’une société, riche de deux millénaires de culture et d’interactions, qui va disparaître très brutalement. Je voulais montrer l’ampleur de ce qui a disparu et je ne pouvais le faire que dans un film où il y avait encore de la vie.

Même s’il comporte quelques ellipses temporelles, le film se déroule en un seul plan-séquence. Comment ce dispositif de mise en scène vous est-il apparu et comment y êtes-vous parvenu ?

Il était là avant même l’idée du récit. J’étais dans un bar à Berlin, en 2015, j’attendais quelqu’un et j’ai eu la vision d’un 8. Je l’ai dessiné sur un bout de papier et, par la suite, j’ai commencé à placer les maisons, à construire le trajet de Mendele suivant le dispositif narratif que j’avais en tête. Je n’ai jamais imaginé ce film autrement qu’en plan-séquence, et je ne l’aurais pas fait si j’avais dû y renoncer. Il y a quand même une trentaine de coupes, et on a beaucoup travaillé, mon chef-opérateur et moi, sur les transitions pour qu’elles soient invisibles. J’adore les effets spéciaux, on a exploré toutes les possibilités techniques et technologiques afin de les soigner.

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Le film alterne le noir et blanc pour raconter le présent, et la couleur pour des flash-back, alors que c’est généralement plutôt l’inverse…

D’ailleurs, lors d’un festival dans lequel Shttl était projeté, un juré ne l’a pas supporté. Pour lui, ça ne se faisait pas ! Au début, je voulais filmer tout en noir et blanc parce qu’à nos âges nous n’avons connu cette époque que comme ça. Et puis, comme nous sommes à un moment où on se dirige vers le néant, ce choix me paraissait évident. L’idée de la couleur, je ne l’ai eue que plus tard, en préparant le tournage. J’ai travaillé quasiment six mois tous les jours avec mon chef-opérateur sur la circulation de la caméra, et ça m’est venu, d’abord pour des questions de compréhension du récit, pour clarifier ces allers-retours entre le présent et le passé. Et j’avais envie d’exprimer par la couleur les souvenirs heureux qu’on a de l’endroit où on a passé sa jeunesse. On a donc changé pour tout filmer en couleur, avant de passer la plupart des séquences en noir et blanc en postproduction.

Comment avez-vous conçu le décor ?

Le shtetl du film est complètement fictif mais inspiré de la ville ukrainienne de Sokal, à majorité juive. C’est la première à avoir été décimée par la Wehrmacht au début de l’opération Barbarossa. On a eu des mois de travail intense avec le chef-décorateur, qui a conçu tout l’univers esthétique du film, et la directrice artistique. On s’est appuyés sur des archives pour reconstruire un shtetl avec des charpentiers. Pour la synagogue, qui a été peinte à la main, on avait décidé d’en faire un monument un peu métaphorique, qui contient tous les styles du monde ashkénaze, de l’Alsace à la Sibérie. Après le tournage, à l’été 2021, les coproducteurs ukrainiens voulaient pérenniser le décor pour en faire un musée à destination des élèves ukrainiens. C’était en cours lorsque la guerre a éclaté. On m’a dit que, depuis, l’endroit avait été utilisé par une unité de tanks russe, et la région minée par les deux armées.

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Au-delà de son dispositif, Shttl est aussi un film avec énormément de dialogues. Comment les avez-vous écrits ?

J’ai écrit le script en quatre mois, de manière très fluide, en le retouchant très peu, et j’ai travaillé avec le dialoguiste Samuel Fischler. L’intention, c’était de raconter tout un monde en moins de deux heures. Mes personnages ont aussi ce fort besoin de se dire des choses existentielles parce qu’il y a dans l’air une espèce d’électricité.

Ils parlent notamment beaucoup de leurs valeurs et de leur foi…

Le shtetl était un monde très vivace et riche, traversé par différents courants de pensée, a fortiori après l’annexion de l’Ukraine par l’U.R.S.S. On voit dans le film une jeune femme qui s’est rangée du côté des Soviétiques et qui refuse les religieux. Et les ultrareligieux, eux, avec tout leur conservatisme patriarcal, se détournent quand elle leur parle. J’ai un intérêt très personnel pour ces sujets. Mon imaginaire a été décuplé par la lecture que me faisait mon père de la Torah quand j’étais petit. Il me lisait tous les soirs des passages de la Genèse et de l’Exode. Je suis aussi très proche d’Olivier Kaufmann, grand rabbin de la synagogue de la place des Vosges à Paris. Nos discussions ont infusé dans pas mal de dialogues qu’ont les personnages. Je suis enfin fasciné par le hassidisme, ce courant mystique du judaïsme né au xviiie siècle. On voit d’ailleurs dans le film qu’il est un peu dénaturé. Dans tous les cas, je voulais rendre l’émulation intellectuelle qui était celle du shtetl parce que tout le monde a des questions existentielles : est-ce que je veux sortir ou pas de ce monde ? est-ce que je vais survivre ? Et une tension en naît, car les personnages n’arrivent jamais à avoir de réponse.

Qu’avez-vous voulu raconter du paradoxe de la communauté, qui est à la fois rassurante et étouffante ?

Le film vient avec une question universelle : peut-on s’affranchir de son histoire ? et à quel point y est-on loyal ? Le personnage de Mendele est pris dans cette tension, quand il revient dans la société dans laquelle il a grandi. Elle a une dimension belle et joyeuse, et en même temps étouffante, comme peut l’être n’importe quel village où tout le monde parle de tout le monde. On se demande d’ailleurs pourquoi Mendele revient lui-même chercher la fille qu’il aime. Est-ce pour dire au revoir au monde, peut-être définitivement ? Ou est-ce qu’il est comme les éléphants, il revient mourir avec les siens ? Ça, c’est la dimension universelle du film, mais avec une couche en plus, car le shtetl est un monde où les débats philosophiques et politiques sont poussés à leur paroxysme. Dans le film, on voit les communistes, les socialistes, les sionistes. Comme le territoire ukrainien vient d’être annexé, le stalinisme fait aussi son entrée dans la vie des gens. C’est un monde entier sur la corde raide, et c’est invivable.

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Mendele a quitté le shtetl pour aller faire du cinéma à Kiev, avant de devenir cinéaste pour l’armée soviétique, un choix incompris autour de lui. Quand il revient, il explique que le septième art n’est pas si éloigné de la religion. C’est aussi votre avis ?

On peut y voir un clin d’œil à beaucoup de réalisateurs et de scénaristes qui viennent de ce monde-là et ont façonné plein d’univers cinématographiques, à Hollywood comme en France. Les univers religieux et le cinéma ont en commun la dialectique, qui amène, je pense, à une forme de dépassement. Dans le cas de Mendele, je montre qu’il a été une sorte d’enfant prodige dans l’étude religieuse, et c’est cette puissance intellectuelle qui l’emmène ailleurs.

Dans le titre du film, vous avez fait disparaître le e de « shtetl », pourquoi ?

C’est un hommage direct à La Disparition, de Georges Perec, un roman [publié en 1969, ndlr] qui ne comporte pas une seule fois la lettre e. Mes parents m’avaient expliqué que ce n’était pas que le e mais aussi « eux », le peuple juif, qui ont disparu [la mère de Georges Perec, Cyrla Szulewicz, a été déportée et est morte à Auschwitz, ndlr]. Je suis très influencé par Georges Perec et par Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, un essai radiophonique incroyable dans lequel il commentait la vie des passants. Pour lui, toutes les vies méritent d’être racontées. Et puis l’Oulipo, le groupe littéraire auquel appartient Georges Perec [fondé en 1960, ce groupe de recherche se lançait notamment des défis d’écriture pour moderniser la langue, ndlr], a beaucoup cassé les codes. Je m’inscris dans cette manière de raconter les choses différemment. Je n’aime pas ce qui est systématique.

Le film résonne forcément avec l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre et le conflit actuel au Moyen-Orient…

C’est un peu lourd à porter. Mon film est traversé par la guerre depuis le début puisqu’on a tourné en Ukraine, avec une équipe technique 100 % ukrainienne, au moment où il y avait des manœuvres de l’armée russe à la frontière. On l’a tourné en sachant qu’il y aurait la guerre, et, quand elle a démarré [en février 2022, ndlr], on a dû y retourner pour aller chercher les copies originales du film. Maintenant qu’il sort au cinéma, je ne veux pas faire de correspondance avec ce qui se passe aujourd’hui. Je n’ai rien prophétisé en écrivant le film, ce n’est pas un film à message.

Qu’est-ce que vous espérez que les spectateurs et spectatrices en retirent ?

Ce qui m’animait, c’était de rendre justice aux morts. On ne répare rien quand on fait du cinéma. Cela nous aide à vivre, mais ça ne sauve personne. Tout ce qu’on peut faire, c’est la recréation d’un monde, que l’on offre aux spectateurs pour qu’eux aussi, et c’est ce que j’espère, rentrent dans cet univers et puissent être en empathie avec les disparus.

Shttl d’Ady Walter, Urban (1 h 54),sortie le 13 décembre

Images (c) Urban Distribution

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