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À voir sur mk2 Curiosity : « Mysterious Skin », le chef-d'oeuvre trouble de Gregg Araki

  • Camille Desombre
  • 2024-03-22

Du 21 au 28 mars, le film inoubliable de Gregg Araki est disponible gratuitement sur la plateforme mk2 Curiosity. Pour l’occasion, on publie ici un extrait d’un texte de Camille Desombre, auteur, documentariste et cofondateur du collectif queer Friction Magazine, initialement paru en octobre dernier dans notre rubrique « Queer Gaze », sur le site de TROISCOULEURS. Il y revient sur son rapport très personnel à ce film remuant, sorti en 2004.

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Lorsqu’on est un jeune pédé queer en quête de représentations autres, on tombe forcément, un jour ou l’autre, sur la filmographie de Gregg Araki. Les angoisses adolescentes et poursuites extraterrestres de sa « Teenage Apocalypse Trilogy » (Totally Fucked Up en 1993, The Doom Generation en 1995 et Nowhere en 1997), et l’errance défoncée de Totally Fucked Up, m’ont offert des images que je n’avais alors jamais vues. Mais, s’il y a un film d’Araki qui a été déterminant dans ma vie, c’est sans doute Mysterious Skin.

Dans ce film de 2004, Neil et Brian, deux enfants de 8 ans grandissant dans le Kansas des années 1980, partagent le même coach de baseball. Très vite, l’univers pop et coloré d’Araki, évoquant pour moi une certaine innocence propre aux nineties, contraste avec le difficile sujet du film, posé dès les premières minutes : le crush enfantin et trouble de Neil pour son coach et l’apparente complicité intergénérationnelle entre les deux individus laissent place à un dessein brutal, la fausse camaraderie de l’entraîneur se révélant après coup n’être qu’une stratégie de prédation pédocriminelle bien rodée. Rapidement, les plans très serrés sur le visage de ce dernier deviennent insoutenables. Et la superbe scène d’ouverture montrant Neil au milieu d’une pluie de Froot Loops, prenant alors un sens sinistre, hantera ma mémoire à jamais.

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S’il m’a laissé un souvenir si fort, c’est que Mysterious Skin a été l’une des premières évocations des violences sexuelles sur mineurs vécues par les enfants gays qu’il m’ait été donné de voir. D’une certaine façon, ce film disait quelque chose de moi ou en tout cas s’adressait en partie à moi. Il m’a mis la puce à l’oreille, m’a conforté dans mes intuitions et m’a si profondément marqué que je l’évoque d’ailleurs dans l’enquête que j’ai consacrée à ce sujet des années plus tard, qui a alors brisé un long tabou au sein de la communauté gay (« À la recherche du #MeToo gay », publiée sur le site du média Vice en 2020).

Mais le film ne s’arrête pas là, et donne une représentation assez fine de ce que peuvent produire de tels abus sur ceux qui en sont l’objet, du cycle de violences qui s’ensuit. Élevé dans un environnement dysfonctionnel, Neil devient un enfant sadique et lui-même agresseur, puis, sous le visage d’un jeune Joseph Gordon-Levitt, un adolescent tourmenté et autodestructeur pratiquant le travail du sexe avec des hommes bien plus âgés, comme s’il était condamné à reproduire pour mieux les normaliser le schéma et le script qui lui ont été appris par la contrainte. [...]

De son côté, frappé d’amnésie traumatique, Brian, dépeint comme un ado nerdy et asexuel joué par Brady Corbet, grandit piégé dans l’étrange fantasme d’avoir été enlevé par des aliens. La possibilité de l’abduction semblant alors plus crédible qu’une réalité qu’aucun mot d’enfant ne semble pouvoir qualifier, qu’aucun espace n’existe pour dire. Face à la mémoire brumeuse et aux silences aveugles des adultes, Brian choisit la fuite extraterrestre, et, dans une forme de réalisme magique, ses visions confèrent au film une véritable puissance poétique.

Derrière l’esthétique pop et enfantine de son début, Mysterious Skin vire petit à petit au cauchemar. En le revoyant tant d’années après, j’ai réalisé à quel point c’était un film sombre, dur, dangereux, trouble, inconfortable, désespéré et triste, sans justice et sans résolution. Ou plutôt, la seule résolution du film semble être l’abysse sans fond de la violence et de l’horreur, dans une dernière séquence où Araki, jouant sur ce cliché cinématographique des années 1990 qu’est la scène de veillée de Noël, orchestre une conclusion crevant encore davantage le cœur du spectateur. Mais n’est-ce pas la cruauté de cette fin qui, quelque part, rend ce film si juste ? Après tout, les vies pédées sont loin d’être toujours pavées de justice.

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À la fin ne nous restent que le courage sourd de Brian et Neil, leur camaraderie tendre et étonnante, le lien indélébile qui existe entre eux, la possibilité infime d’une guérison mêlée à leur désespoir. [...] Pourtant, malgré sa noirceur, Mysterious Skin donne de la force, confère de la puissance.

Le personnage de Neil, en dépit des violences auxquelles il est exposé, de la brutalité qu’il exerce contre lui-même et contre les autres, n’est jamais misérabiliste. Ses désirs, aussi bien enfant qu’ado, et ses stratégies de survie ne semblent jamais jugés, et il n’est jamais rendu coupable de ce qui lui arrive. Adolescent borderline et tempétueux, il est un jeune pédé déterminé, qui paraît n’avoir peur de rien, certainement pas du sexe, et se met de lui-même en danger justement pour retrouver une forme d’agentivité ambivalente et de puissance obscure dans son autodestruction. In fine, il y a quelque chose de déroutant mais aussi d’attachant et de fort dans le portrait cru de ce jeune homme qui, coûte que coûte, les dents serrées, fait tout ce qu’il croit possible pour rester maître de son destin... mais doit apprendre, s’il veut un jour avancer, à affronter son propre passé.

Mysterious Skin de Gregg Araki, à voir du 21 au 27 mars gratuitement sur mk2 Curiosity.

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