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3 cinéastes vaincus par Napoléon   

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-11-22

Pour apprivoiser l’hubris colossal de Napoléon, les cinéastes ont souvent sorti le grand jeu. Certains y sont parvenus (Abel Gance, Sacha Guitry, Ridley Scott, dont le film crépusculaire sort aujourd’hui en salles) pour le meilleur et pour le pire. D’autres, pris par la folie des grandeurs, s'y sont cassés les dents. La preuve pas trois.   

STANLEY KUBRICK  

Stanley Kubrick est un champion des projets avortés – au point que sa filmographie est tout autant composée de chef-d’œuvres à l’héritage écrasant que d’esquisses de films, qui rôdent au-dessus de son nom comme des fantômes. Citons The Aryan Papers, drame sur l’Holocauste jeté aux oubliettes, ou encore une œuvre SF démente sur l’intelligence artificielle finalement confiée à Steven Spielberg, connue aujourd’hui sous le nom d’A.I. Intelligence Artificielle. Mais l’ambition démesurée de Kubrick s’est surtout fracassée à celle d’un autre homme puissant : Napoléon Bonaparte. En 1968, après le succès de 2001, l’odyssée de l’espace, Kubrick s’imagine pouvoir percer le mystère de ce génie de la bataille, bourreau de travail solitaire, visionnaire révolutionnaire – autant de qualités démiurgiques auxquelles, on l’aura compris, Kubrick s’identifiait modestement.

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Pris d’une fièvre bibliographique monomaniaque, Kubrick se perd dans un vertige de recherches, comme happé par son sujet. L’histoire raconte qu’il aurait réuni 17 000 photos de repérages de lieux, de costumes, lu 500 livres, consulté Felix Markham, professeur à Oxford, spécialiste de Napoléon, qu’il interroge sur les moindres détails. Fun fact : il aurait même envoyé son assistant à Waterloo pour lui rapporter un échantillon de terre. Le diable est dans les détails. Kubrick pond un scénario de 186 pages, chargé d’atmosphère libertine – il prise Jack Nicholson et Audrey Hepburn pour les rôles de Napoléon et Joséphine, réquisitionne 50 000 figurants pour les scènes de bataille. Et c’est la douche froide : Kirk Kerkorian, à la tête de la MGM, flaire le bide. Il faut dire que le budget du film est monstrueux, et que Sergueï Bondartchouk réalise entretemps Waterloo, énorme échec. Le projet finit dans les tiroirs – mais on en trouvera des réminiscences ailleurs chez Kubrick, comme dans Barry Lyndon, autre fresque décadente sur l’ascension sociale d’un parvenu.   

CHARLIE CHAPLIN   

« J'avais des connaissances sur Napoléon, d'une manière assez vague. C'était un grand soldat qui a mal terminé. J'ai vu un almanach, le décrivant disant adieu à ses troupes à Fontainebleau... Sa posture, la main dans son gilet, les yeux tristes perçants, m'avaient plus intéressé que la figure du Christ », écrit Charlie Chaplin dans ses mémoires, éditées pour la première fois en 1964. L’intérêt précoce du cinéaste pour la figure despotique de Napoléon, dans les années 1920, peut étonner au premier abord. Mais un article de Cécilia Cenciarelli dans Positif datant de 2015 nous apprend que le cinéaste voulait faire de son biopic sur l’empereur un grand film pacifiste, à l’heure où l’Europe sortait d’une guerre et s’apprêtait à en revivre une.

Joaquin Phoenix dans Napoléon de Ridley Scott en 2023 (c) Sony Pictures

Dans les 800 pages de documentation (extraits de presse, correspondances, photos) conservées aujourd’hui à la Cinémathèque de Bologne, on apprend que le réalisateur souhaitait embrasser le destin de Napoléon dans une fresque humaniste, aux antipodes de l’image belliqueuse et militariste du personnage. Plus étonnant encore, Chaplin avait décelé en lui un potentiel comique : « Il y a de l'humour à travers toute sa vie. Ses efforts pour marier ses frères et soeurs, et neveux, garder de bonnes relations avec sa mère et son épouse, et entre-temps se plonger dans les combats, fournissait beaucoup de matériel pour un spectacle dramatique. [...] Je le montrerai en chemin vers l'Italie pour se faire couronner roi - montrant cette marche vers le trône avec Joséphine à son côté. Napoléon est plus ou moins pompeux, vous savez. Il aimait bien se montrer. » En voyant le pathétique Napoléon de Ridley Scott, campé par un Joaquin Phoenix farcesque, on se dit que Chaplin avait déterré avant tout le monde, derrière le fantasme, la mascarade du mythe de Bonaparte.   

PATRICE CHÉREAU   

« J'ai arrêté, je laisse tomber, ça ne se fera pas. J'ai dépensé beaucoup d'argent pour maintenir le projet en vie et j'ai perdu beaucoup d'argent pour garder les droits sur mon propre script. » En 2009, le metteur en scène et cinéaste Patrice Chéreau est mis K.O par Bonaparte. Après voir l’avoir interprété en 1985 dans le biopic du franco-égyptien Youssef Chahine (Adieu Bonaparte), Chéreau se met en tête d’adapter un scénario écrit par l’Américaine Station Rabin, inspiré de son propre livre, Le Monstre de Longwood. L’angle a tout pour plaire à Chéreau : il prend le personnage au creux de la vague, sous un abord déclinant, lors de son exil sur l’île de Saint-Hélène. DepuisLa Reine Margot, on sait que Chéreau excelle à filmer le pouvoir qui se meurt, les puissants qui flétrissent. Chéreau s’entoure de Jean-Claude Carrière pour réécrire le scénario, qui lui semble trop mièvre – surtout qu’il est centré sur une idylle entre l’empereur déchu et d’une jeune fille anglaise. Puis le projet subit une série de malédictions : Jean-Claude Carrière, avec qui Chéreau se brouille pour des divergences artistiques, est remplacé par Michael Tolkin puisPierre Trividic. Jusqu’en 2003, onze versions du scénario se succèdent – dont une coécrite avec Paul Auster, venu à la rescousse d’un matériau retravaillé à l’infini. Coup de grâce : les Américains annoncent plancher sur un projet concurrent, piloté par Michael Radford, qui ne verra finalement pas le jour.

Patrice Chéreau dans Adieu Bonaparte de Youssef Chahine en 1985 (c) DR

Mais pour Pierre Trividic, c’est une mise en concurrence entre Al Pacino, qui devait jouer Napoléon, et Christopher Walken, pressenti pour camper Cipriani, son lieutenant, qui a précipité le film dans une spirale infernale. Face à l’épaisseur que prenait le personnage de Cipriani dans le scénario, Al Pacino a presque fini par vouloir jouer ce rôle, devenu aussi important que celui de l’empereur : « Chéreau avait envie d’un duel entre deux comédiens, au sommet de la distribution. Il a envisagé un temps de proposer le rôle de Cipriani à Christopher Walken. Il s’agissait donc de créer deux rôles presque équivalents, dont la quasi-équivalence aurait permis ce duel d’acteurs. Nous avons travaillé dans ce sens, pas tout à fait sans résultats, je pense. Mais, pour finir, cela s’est retourné contre nous. Un certain jour, à New York, Al Pacino a déclaré qu’il hésitait un peu entre le rôle de Napoléon et celui de Cipriani. C’était dit sur le ton de la plaisanterie, m’a dit Chéreau, mais il avait compris que nous étions allés trop loin. »Résultat : les deux acteurs n’ont pas donné suite pour le projet. Dans son article Looking for Napoleon (à lire en ligne ici) qui tente de retracer la genèse de cet échec, Gérard-Denis Farcy estime, d’après le scénario, que le film, loin du récit historique, aurait navigué entre « le roman gothique et le film d’épouvante », dépeignant un Napoléon vampirique et iconoclaste. Il ne nous reste plus qu’à imaginer.  

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