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« La Ferme des Bertrand » de Gilles Perret : journal de campagne
- Damien Leblanc
- 2024-01-29
[CRITIQUE] En retraçant cinquante ans de la vie d’une ferme de Haute-Savoie où le savoir-faire évolue et se transmet au fil des générations, Gilles Perret réussit un documentaire à la magnifique ampleur romanesque et politique, qui passionne autant qu’il émeut.
Portrait des évolutions vécues au fil des décennies par une exploitation agricole de Haute-Savoie, La Ferme des Bertrand jouit de la position unique de Gilles Perret, à la fois documentariste chevronné (réalisateur de Ma mondialisation, Les Jours heureux ou La Sociale) et voisin proche de la ferme. Il peut ainsi filmer en toute confiance cette famille d’agriculteurs qu’il connaît depuis toujours. Originellement tenue par trois frères célibataires (qu’on aperçoit notamment ici dans des archives télévisuelles de 1972), l’exploitation laitière a ensuite été confiée à leur neveu et son épouse, et c’est ce moment de transmission que Gilles Perret a filmé dans un premier temps à l’été 1997.
Si ces images n’avaient jamais été montrées au-delà de la région, le cinéaste choisit de les intégrer à ce captivant documentaire dans lequel il filme aussi la ferme en 2022. Les mutations du monde et de l’économie ont été si nombreuses en vingt-cinq ans que la mise en miroir des différentes époques donne un vertigineux voyage dans le temps. Alors qu’un seul des trois frères (auxquels on s’est fortement attaché grâce aux images de 1997) est encore vivant en 2022 et que la ferme s’adapte aux exigences de l’agriculture moderne, parmi lesquelles la robotisation, c’est à nouveau une autre génération de descendants qui s’occupe désormais du lieu.
Le film prend dès lors des airs d’épopée sentimentale et politique, relatant les efforts collectifs d’une famille pour préserver une éthique de travail au milieu de l’imposante nature haut-savoyarde. Célébrant des existences dédiées à la prise en compte de l’environnement et de l’avenir, La Ferme des Bertrand offre un aperçu étonnamment calme et apaisant d’un fragment d’histoire agricole française. L’articulation des trois époques se révèle au passage plus sensorielle que chronologique, et ce beau geste cinématographique finit par atteindre des sommets d’émotion.
TROIS QUESTIONS A GILLES PERRET
La ferme est montrée à trois époques avec chaque fois vingt-cinq ans d’écart…
On a pour habitude, ma coautrice et moi, d’écrire en amont, et cette structure n’est pas un hasard. Vingt-cinq ans, c’est l’espace d’une génération. J’avais filmé les frères Bertrand en 1997 quand ils passaient la main à la génération suivante, dont Hélène, qui part à la retraite vingt-cinq ans après. On voulait mélanger les époques pour qu’elles résonnent les unes avec les autres.
Comment avez-vous réussi à ne pas vous laisser déborder par l’émotion du sujet ?
C’est un film sur lequel j’ai peu de recul, car c’est vraiment ma vie, je suis né dans ce hameau, et la ferme est juste à côté de chez moi. Mais je n’avais pas estimé le degré d’émotion que cette histoire susciterait auprès de tant de gens. Le film garde en tout cas un fil rouge : sur la signification du travail, sur le sens de notre passage sur terre.
Le film sait être politique sans forcer le propos…
Je ne voulais pas tordre le bras aux Bertrand en leur faisant dire des choses trop démonstratives. Ils ne sont pas hyper politisés, mais ils ont beaucoup fait pour défendre l’environnement. Et on a tous des voisins qui, à travers leur vie, sont le fruit de notre histoire sociologique. En racontant leur vie, on rend visible celle de beaucoup de monde.
La Ferme des Bertrand de Gilles Perret, Jour2fête (1 h 29), sortie le 31 janvier