Benny Safdie : « Je voulais montrer le corps, la chair, la matière du combat, que ce soit brut, palpable »

En solo sans son frère Josh, Benny Safdie part au combat (de MMA). Dans « Smashing Machine » (en salles le 29 octobre), il suit la réussite et la chute d’un pionnier du sport, Mark Kerr – interprété par un Dwayne Johnson absolument fascinant – dont le talent a explosé à la fin des années 1990. Toujours porté par l’urgence et l’idée de lutte contre soi-même, le cinéaste américain nimbe son récit physique d’une lumière douce, presque ouatée. On a discuté avec lui des dessous de ce biopic léché et intense, qui concentre toutes ses obsessions.


Benny Safdie et Dwayne Johnson sur le tournage de Smashing Machine
Benny Safdie et Dwayne Johnson sur le tournage de Smashing Machine

Mark Kerr est à la fois un pionnier du MMA et une victime des opioïdes, dont les ravages sont documentés aux Etats-Unis depuis les années 2010. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans son histoire personnelle ?


Je pense que le MMA est aujourd’hui un sport énorme, mais il n’y a pas vraiment de reconnaissance de son héritage, de ses origines. En se concentrant sur lui, on peut voir les débuts d’un sport qui est devenu très important. Mais plus que ça, je me sentais personnellement connecté à son histoire. Je ne peux pas vraiment l’expliquer, mais en le voyant dans un documentaire, j’ai eu l’impression de le comprendre. J’ai senti que je pouvais faire un film sur sa vie qui m’aiderait à en apprendre sur moi-même, et que ce serait aussi utile pour tout le monde. Parce qu’en plaçant le public dans la position de comprendre quelqu’un qu’il ne chercherait pas forcément à comprendre, on l’amène à être plus ouvert d’esprit. Et je voulais faire ça à travers un film de combat : le spectateur vient pour les combats, mais il repart avec autre chose, une vision plus profonde des gens qu’il croise — comme quelqu’un qu’on croiserait au supermarché et dont on ignorerait totalement l’histoire, alors qu’elle nous intéresserait.

C’est quoi votre rapport personnel au MMA ? Vous en regardez ?

Oui, j’adore les sports de combat, surtout la boxe. Je me souviens avoir vu les premiers combats de MMA vers 2002. J’ai toujours aimé ça, et je pratique la boxe moi-même. Ce qui m’attire, c’est la camaraderie, l’amitié dans ce milieu. J’ai toujours voulu faire un film sur ça, et là c’était ma chance.

Smashing Machine de Ben Safdie
Smashing Machine

Le MMA est un des sports les plus regardés. Pourquoi pensez-vous que ce sport est si populaire ?

Je ne sais pas vraiment. C’est comme pour n’importe quel sport : quand un grand combat approche, vous êtes excité, vous attendez de voir le match de samedi avec impatience. Et quand ça arrive, ça compte vraiment. Mais le MMA a quelque chose de particulier : c’est très individuel. Vous voyez quelqu’un se confronter à lui-même en affrontant un autre. Il y a beaucoup d’enjeux, beaucoup de psychologie. C’est fascinant.

Vous filmez le corps de Dwayne Johnson, ses veines saillantes, sa peau suante, avec une grande précision et avec urgence, comme s’il pouvait s’échapper du cadre. Comment cela a-t-il influencé votre mise en scène ?

Je lui ai dit : « Il faut que tu prennes encore plus de muscle pour ce rôle. » Il m’a répondu : « Personne ne m’a jamais demandé ça ! » Mais il a accepté. La physicalité était essentielle : je voulais montrer le corps, la chair, la matière du combat, que ce soit brut, palpable. La lumière sur son corps, sa force, c’était incroyable à filmer. Son dos, par exemple, avait presque une vie propre — c’était beau.

Et le tournage, est-ce qu’il a été très physique lui aussi ?

Oui, énormément. Les combats étaient durs. On peut tricher sur les coups de poing, mais pas sur les projections. Se faire soulever et jeter au sol, ça doit arriver vraiment. On met du rembourrage, mais ça reste physique. Je voulais que ce soit réaliste. À la fin, Dwayne reçoit vraiment un coup : je ne voulais pas couper, je voulais qu’on le voie. Il l’a compris tout de suite, il m’a dit : « Dans cette scène, je vais devoir vraiment me faire frapper. » Et il l’a fait. C’était impressionnant de sa part.

Il y a un contraste entre la violence des corps au combat et la lumière douce, presque comme un soap cheap…

Oui, je vois ce que vous voulez dire. C’est lié à la façon dont on se souvient de cette époque, un peu comme à travers un voile. On a même essayé de tourner à travers des bas de nylon, comme on le faisait dans les soaps pour adoucir la peau. Mais ça ne marchait pas avec les lumières modernes, alors on a utilisé des filtres qui donnaient un effet de flou, de nostalgie. Le film se passe dans sa tête : il est au supermarché, entend une chanson et se remémore tout. On le retrouve à la fin de ses courses. On est dans sa mémoire. Et une mémoire, à quoi ça ressemble ? Je voulais que l’image ait cet aspect-là.

Smashing Machine
Smashing Machine

Visuellement, vous vous êtes référé à d’autres films ?

Rocky III a été une grande influence visuelle. Le chef opérateur Bill Butler, qui a aussi travaillé sur Les Dents de la mer, l’a filmé. Sherman’s March [de Ross McElwee, 1983. Initialement conçu pour suivre la marche du général Sherman dans le Sud sécessionniste, le film dévie et suit finalement le réalisateur en quête d’un nouvel amour, ndlr], un documentaire, aussi. Et War Room [documentaire tourné dans les coulisses de la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992, centré sur ses stratèges James Carville et George Stephanopoulos, ndlr]. En fait, les documentaires couleur en 16 mm m’ont beaucoup inspiré : ils ont ce grain qui évoque une autre époque, tout en gardant quelque chose de familier, comme des films de famille.

Vous ravivez toute une imagerie du rêve américain dans le film. Qu’est-ce que représente ce mythe aujourd’hui, sous l’Amérique de Trump ?

C’est une part de l’identité américaine, même si c’est moins atteignable aujourd’hui. C’est un rêve que certains essaient de garder vivant. C’est pour ça que j’ai voulu qu’on entende l’hymne national dans le film — comme un écho lointain. C’est présent, mais toujours un peu hors de portée.

Vous êtes souvent attiré par des personnages dépendants, addicts. Pourquoi ?

J’ai grandi en étant entouré de gens comme ça. J’ai voulu comprendre ce que ça signifiait. Dans ce film, je voulais que le spectateur ressente la vie de ce type : les allers-retours, le cycle de combat, de chute, de retour. Il est comme un ouvrier qui travaille sa propre addiction. Je voulais qu’on comprenne ce que c’est d’être accro — à la victoire, aux drogues. Et montrer que dépasser ça, c’est quelque chose de beau. Les films de sport plaisent parce qu’on peut y projeter sa vie : c’est simple, concret, universel.

Votre frère Josh va aussi sortir un film consacré à un sportif : Marty Supreme, sur un joueur de ping-pong hyper ambitieux dans l’Amérique des années 1950, incarné par Timothée Chalamet. Vous fonctionnez par télépathie ?

Aucune idée ! (Rires) C’est un hasard : on fait chacun un film la même année, et les deux parlent de sport. On a toujours eu une sensibilité commune, même quand on travaille séparément.

Christopher Nolan a complimenté votre film. Qu’est-ce que ça vous a fait ?

C’est fou ! J’ai travaillé avec lui [dans Oppenheimer, dans lequel Ben Safdie joue le rôle d’Edward Teller, physicien d’origine hongroise, membre du projet Manhattan et connu comme le « père de la bombe H », ndlr], j’admire profondément ses films. Il n’était pas obligé de dire ça. Quand je l’ai entendu, j’étais abasourdi. C’était très émouvant. J’ai énormément de respect pour lui, alors ça a compté énormément pour moi.

Ben Safdie dans Oppenheimer de Christopher Nolan
Ben Safdie dans Oppenheimer de Christopher Nolan


Y a-t-il des jeunes cinéastes que vous suivez ?

C’est drôle, je ne sais pas vraiment. J’ai commencé en 2008, donc ça fait presque vingt ans. Je me sens encore jeune, mais c’est étrange à dire ! J’aime tous ceux qui font des films aujourd’hui — c’est excitant, parce que malgré tout ce qui a déjà été fait, on continue de chercher.

Vous diriez que le cinéma indépendant se porte bien ?

Oui, je pense. Les gens font toujours des films. L’envie d’explorer est encore là, et c’est ce qui compte.

Quelle est la première image qui vous est venue en tête pour Smashing Machine ?

C’était Dwayne Johnson portant le pull jaune Nautica, assis dans le vestiaire et regardant le magazine avec sa photo dessus.

Smashing Machine de Ben Safdie (Zinc, 2h03), sortie le 29 octobre