Jafar Panahi : « Chacun de mes films est un grand non. Non à la censure. Non aux mensonges »

Il est entré dans l’histoire avec sa Palme d’or 2025 pour « Un simple accident », rejoignant Michelangelo Antonioni au panthéon des cinéastes sacrés à Cannes, Berlin, Venise et Locarno. Interdit de tourner en Iran pendant quinze ans, Jafar Panahi a fait de ses films un acte de résistance. Nourrie par l’expérience de la prison d’Evin en 2022-2023, sa nouvelle œuvre, choisie pour représenter la France aux Oscars 2026, met en scène d’anciens détenus face à leur tortionnaire et pose une question vertigineuse : faut-il se venger ou trouver la force de mettre fin à la violence ? En août, à Paris, toujours humble et combatif, le cinéaste nous a retracé son chemin du sud de Téhéran à la Palme d’or.


Jafar Panahi à Cannes © Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Jafar Panahi à Cannes © Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Juste après avoir obtenu la Palme d’or, vous avez fait le choix de retourner en Iran. Comment ce retour s’est-il passé ?

Envers et contre tout, j’avais décidé de rentrer. Heureusement, avec la distinction de la Palme d’or, l’atmosphère était très positive, il y avait une joie. Des gens du cinéma, mais aussi des familles de prisonniers politiques, et même d’anciens prisonniers eux-mêmes sont venus m’accueillir. Il y avait une émotion collective.

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Si certains de vos collègues cinéastes ont choisi l’exil pour pouvoir s’exprimer, vous, vous n’avez jamais changé de position : malgré le risque d’arrestation auquel vous vous exposez en vous exprimant librement, votre place est en Iran…

Chaque fois que je sors du pays, je me demande pourquoi je suis parti. Ne pas être en Iran, pour moi, c’est inimaginable. C’est peut-être une faiblesse de ma part. Je n’ai pas cette capacité d’adaptation à un autre milieu. À l’étranger, je n’arrive pas à trouver ma place. Je n’ai pas la force intérieure pour m’installer ailleurs et y travailler. Trois semaines après mon retour en Iran, je suis reparti pour le festival du film de Sydney, en Australie, où l’on me remettait le Grand Prix. C’est là que la guerre a éclaté [du 13 au 24 juin dernier, les frappes israéliennes contre l’Iran – auxquelles se sont joints les États-Unis en fin de conflit – ont tué plus d’un millier d’Iraniens, ndlr]. Ce jour-là, je devais monter sur scène, mais je n’y suis pas arrivé. Je me disais : « Il y a la guerre, je dois être chez moi. Pourquoi suis-je ici ? » Finalement, les membres du jury sont descendus de la scène pour me donner le prix, car je n’avais pas la force de bouger, j’étais paralysé. À ce moment-là, les frontières aériennes étaient fermées. Je suis passé par la France, et dès que les vols ont repris, j’ai été parmi les premiers à rentrer à Téhéran.

Seul votre tout premier long métrage, Le Ballon blanc (Caméra d’or 1995), a été autorisé de distribution en Iran – pourtant, on sait que vos films circulent là-bas de manière clandestine. Avez-vous déjà eu des retours de spectateurs iraniens sur Un simple accident ?

Non, ce n’est pas encore arrivé. Le film n’a pas encore circulé. Mais, il y a environ un mois, on a pu réunir une trentaine de personnes pour une projection. L’objectif, c’était de permettre une rencontre autour du film dans de bonnes conditions. On l’a regardé ensemble, et les réactions étaient très positives. C’était en dehors de tout cadre officiel, évidemment.

« Un simple accident, je ne l’ai pas fait pour maintenant. Je l’ai fait pour l’après, pour le moment où ce régime sera renversé. »

Comment la question de la vengeance, qui traverse les personnages d’Un simple accident vis-à-vis d’un agent de la République islamique qui les a torturés en prison, s’est-elle imposée à vous ?

Quand vous êtes en prison, en situation d’interrogatoire, vous avez les yeux bandés. Vous ne voyez pas la personne en face de vous. Et cette question vous tourmente : « Et si un jour je le croisais dehors, que je me retrouvais en face de lui, qu’est-ce que je ferais ? » Tant que cette situation ne se présente pas concrètement, vous n’avez pas de réponse claire. En tant qu’artiste, on porte souvent en nous un idéal de non-violence. Et on pense que, dans une société juste, cet idéal peut s’appliquer. Mais, quand on est mis face à une situation aussi brutale que celle d’un ancien prisonnier face à son bourreau, est-on encore capable de suivre cet idéal ? Cette question, elle ne concerne pas seulement ceux qui sont passés par la prison. Elle doit être posée à tous. Pour moi, le régime en place en Iran s’est déjà effondré. Il a échoué économiquement, socialement, moralement – il est fini. Ce qui le maintient en vie, c’est uniquement l’argent et la force. Un simple accident, je ne l’ai pas fait pour maintenant. Je l’ai fait pour l’après, pour le moment où ce régime sera renversé. Parce que, quand une dictature disparaît, une série de questions se posent aussitôt : « Que fait-on de ses représentants, de ceux qui restent ? Comment vivre avec eux ? Poursuit-on la spirale de la violence ou, à un moment, est-ce qu’on l’arrête ? »

Un simple accident de Jafar Panahi
Un simple accident de Jafar Panahi © Les Films Pelleas

En attendant Godot de Samuel Beckett a, semble-t-il, été une inspiration pour ce film. En quoi cette pièce a-t-elle infusé la création ?

Ce qui m’a surtout marqué, c’est la notion d’attente, cette tension. Dans le film, les personnages attendent. Leur tortionnaire est évanoui, ils ne savent pas s’il va se réveiller, et ils réfléchissent à ce qu’ils devraient faire. J’ai voulu que cette attente prenne la dimension d’un espace de réflexion : chacun projette ses désirs, ses craintes ou sa colère sur ce réveil hypothétique. Il y a ceux qui veulent confronter leur bourreau, l’interroger. Ou un autre personnage, plus radical, qui veut exercer une vengeance immédiate et le tuer. J’ai fait en sorte que les spectateurs puissent s’asseoir avec eux, ressentir le même temps, la même suspension. J’ai gardé les plans dans leur longueur, sans couper. Ce découpage, ce rythme, c’est une manière de nous placer dans leur indécision, leur silence, leur doute.

Vous êtes né à Téhéran en 1960. Comment cette ville a-t-elle marqué votre regard ?

Je suis né dans le sud de Téhéran, dans des quartiers pauvres, ouvriers. Vers 10 ou 12 ans, le plus grand plaisir que j’avais, c’était d’aller au cinéma. On économisait notre argent de poche, on le mettait en commun, et on séchait l’école l’après-midi pour aller voir un film. Il existe en Iran une institution – le Kanoon, un centre d’éducation artistique et intellectuel à destination des jeunes [fondé en 1965, il produisait des films pédagogiques, ce qui a fait émerger des cinéastes comme Abbas Kiarostami, Amir Naderi ou Bahram Beyzai. On vous retrace son histoire dans cet article, ndlr]. Là-bas, on proposait des ateliers sur le cinéma, avec des caméras Super 8. J’y suis allé. On m’a proposé de jouer dans un petit film : ils cherchaient un enfant un peu costaud comme moi. Mais, ce qui me fascinait, ce n’était pas de jouer, c’était de filmer. J’avais envie de passer de l’autre côté, de comprendre ce qu’il y avait derrière la caméra. Pendant les pauses, je m’approchais discrètement, je regardais dans l’œilleton. Mais tout était noir, la caméra était éteinte. Depuis ce moment, ce désir profond d’être derrière la caméra ne m’a jamais quitté. Plus tard, j’ai travaillé comme peintre en bâtiment. Avec l’argent que je gagnais, je me suis acheté un appareil photo, en économisant sou par sou. Pour l’obtenir, ça m’a demandé énormément d’effort, et ça a donné à cet appareil une valeur sacrée. Je prenais des photos dans ces quartiers pauvres où j’ai grandi, ces rues, ces visages. Tout ce que je fais aujourd’hui vient de là.

« Si l’on veut atteindre la vérité dans un film, la première chose à faire, c’est de ne pas se mentir à soi-même. »

Le Voleur de bicyclette (1949) de Vittorio De Sica est votre film de chevet. Comment vous inspire-t-il encore ?

J’avais 15 ans quand j’ai vu ce film. J’ai tout de suite compris que c’était différent de tout ce que j’avais vu jusque-là. Ce film, il était plus proche de moi. Plus proche de mon expérience de vie. Les personnages me semblaient vrais. Je me souviens d’un passage : à travers une vitre, un enfant regarde un autre garçon manger. J’ai eu l’impression que je le connaissais, cet enfant. Et puis il y a cette histoire : un homme pauvre à qui l’on vole son vélo, et qui finit lui-même par en voler un à quelqu’un d’encore plus pauvre que lui… Cette humanité sans manichéisme, cette manière de regarder la réalité en face sans l’enjoliver ni la fuir, ça m’a bouleversé.

Le Miroir de Jafar Panahi
Le Miroir de Jafar Panahi

Dans Ceci n’est pas un film (2011), vous montrez une scène du Miroir (Léopard d’or en 1997), votre deuxième long métrage, dans laquelle une petite fille actrice se rebelle contre vous, cinéaste, et décide de ne pas tourner. Cette révolte d’une actrice vous interpellant sur votre méthode revient dans Aucun ours (2022). Cette idée de l’apostrophe a-t-elle à voir avec une morale de cinéma ?

Si l’on veut atteindre la vérité dans un film, la première chose à faire, c’est de ne pas se mentir à soi-même. Chacun de mes films est un grand non. Non à la censure. Non aux mensonges. Non à ce qu’on nous impose. Et ce non, il a un prix. C’est là que commence la confrontation avec le régime. C’est là que vous perdez le droit de projeter votre film sur un écran. C’est là qu’on vous coupe tous les avantages que vous auriez pu avoir. Et c’est là aussi qu’on prépare des dossiers contre vous, pour vous ramener dans le cadre qu’on veut vous imposer. Depuis mon premier long métrage, il y a ce non. Dans Le Ballon blanc, la petite fille ne veut pas d’un autre ballon que celui qu’elle a choisi : c’est son désir à elle, et non celui qu’on lui dicte. Dans Le Miroir, l’enfant casse le plâtre qu’elle a sur le bras, car ce sont les autres qui lui ont mis. Elle refuse cette contrainte. Dans Ceci n’est pas un film, je dis qu’un film ne peut pas être seulement raconté. Il doit être vu.

Avez-vous déjà ressenti des moments de découragement, de dépression, comme le scénariste de Pardeh (Ours d’argent du meilleur scénario en 2013), qui choisit de s’isoler du monde ?

Quand j’ai fait ce film, j’étais précisément dans cet état-là. J’étais traversé par une grande dépression. Je tournais, et en même temps, d’un coup, l’idée du suicide pouvait surgir. Je passais de la création à cette tentation d’en finir, sans transition. J’étais instable, comme balloté. Ces mouvements intérieurs, ils se ressentent dans le film. Pardeh part dans plusieurs directions. Cette confusion, c’était la mienne.

Hors jeu de Jafar Panahi
Hors jeu de Jafar Panahi

Vous avez toujours décrit sans compromis la condition des femmes dans la société iranienne, depuis Le Cercle, portrait de trois héroïnes persécutées qui trouvent refuge dans la sororité, ou Hors jeu (2006) (Grand Prix du jury au Festival de Berlin), qui évoque l’interdiction faite aux femmes d’assister aux rencontres sportives. Quelle est l’actualité de ces films aujourd’hui, à l’aune du mouvement « Femme, vie, liberté » ?

Dans la société iranienne, celles qui rencontrent les restrictions les plus lourdes sont les femmes. Elles se retrouvent en première ligne des interdictions absurdes, des injustices quotidiennes. C’est pourquoi, très vite, mes héroïnes sont devenues celles qui portaient ces entraves dans mes films. Même dans Un simple accident, le personnage qui mène le jeu, c’est une femme. Pour moi, c’était naturel qu’on en arrive un jour à « Femme, vie, liberté ». Cette révolte existait déjà dans la vie quotidienne. D’habitude, lors des grands mouvements de rébellion en Iran, toutes les régions ne sont pas touchées de la même manière. Parfois une ville s’embrase, une autre reste calme. Cette fois-ci, c’était partout. Comme un sanglot commun qui éclatait d’un coup. Pour le cinéma, ça a changé quelque chose de fondamental. On ne pouvait plus filmer comme avant. Avant, montrer à l’écran une femme sans voile dans la rue, ç’aurait été mentir, puisqu’elles étaient obligées de le porter. Mais, après « Femme, vie, liberté », continuer à montrer toutes les femmes voilées comme si rien n’avait changé, c’est ça le mensonge.

L’interdiction que vous avez eue de tourner en 2010 – levée au bout de quinze ans – n’a jamais provoqué d’effacement de votre part. Au contraire, depuis, vous pratiquez un cinéma à la première personne, en apparaissant dans vos films (Ceci n’est pas un film, Taxi Téhéran, Trois Visages, Aucun ours), qui sont autant de mises en abyme de votre difficulté à faire des films.

Quand on m’a interdit de tourner, je me suis tourné vers moi-même. Je me répétais sans cesse : « Qu’est-ce que je dois faire ? Comment faire un film malgré tout ? » Ces questionnements plaçaient inévitablement le « moi » au centre. Je ne savais rien faire d’autre que du cinéma. Alors que pouvais-je faire ? Cette angoisse revenait tout le temps. Et c’est comme si la caméra, au lieu de se tourner vers l’extérieur, s’était dirigée vers moi. Elle me filmait dans mes pensées, mes doutes, mes tentatives pour continuer, l’empêchement, la résistance. Quand l’interdiction a été levée, la caméra s’est à nouveau ouverte sur le monde. Un simple accident est né de ce moment-là.

Quels jeunes cinéastes iraniens devrait-on suivre, selon vous ?

Je ne voudrais pas donner de noms. Mais je peux parler d’une situation. Beaucoup de jeunes sont venus me demander : « Il y a tant de censure, que doit-on faire ? » C’était un souci permanent pour eux. Quand j’ai moi-même été confronté à ces obstacles, j’ai dû chercher, trouver mes propres solutions. C’est comme ça qu’est né Ceci n’est pas un film (2011) [dans lequel Jafar Panahi se filme assigné à résidence dans son appartement, empêché de créer alors qu’il attend que la justice se prononce sur son sort, ndlr]. Ce film a montré qu’au-delà de toute censure il était toujours possible de créer. Je crois que ça a ouvert une voie. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes la poursuivent.

Un simple accident de Jafar Panahi, Memento (1 h 42), sortie le 1er octobre