
Avertissement : cet article contient des spoilers.
Un enfant dort avec son chien, en pleine rave dans le désert marocain. Instinctivement, on s’attache à ce petit personnage poilu du film Sirat d’Óliver Laxe, autant qu’aux fêtards rejoints par Sergi López, en quête de sa fille disparue. Et on tremble pour sa survie, car on pressent que l’adorable canidé connaîtra un sort funeste. Il faut dire que nos parcours de cinéphiles sont jalonnés de morts de chien traumatisantes : Fidèle Vagabond de Robert Stevenson(1957), dans lequel un jeune garçon doit abattre son chien atteint de la rage, Turner et Hooch de Roger Spottiswoode (1989),où Tom Hanks dit adieu à son fidèle compagnon, ou, plus récent, le premier volet de John Wick (2014), ou une petite beagle surnommée Daisy, tuée par la mafia russe, ce qui déclenche immédiatement une envie de vengeance chez notre héros, incarné par Keanu Reeves.

Le chien incarne l’archétype de l’innocence, de la fidélité, de l’amour inconditionnel. Sa mort est donc perçue par nous autres spectateurs comme une véritable injustice. Parue en juin 2025, une étude du New York Post allait dans ce sens : la violence infligée aux animaux provoquerait chez nous une plus grande réaction émotionnelle que celle dirigée vers des humains. Ainsi, 51 % des personnes interrogées dit détourner le regard lorsqu’un animal souffre (contre 32 % pour un humain). Une scène de cruauté envers les animaux sera même jugée comme étant la plus difficile à regarder, selon 57 % des sondés. Mais alors pourquoi certains cinéastes choisissent-ils tout de même de supprimer les chiens dans leurs films, quitte à choquer les spectateurs ?
CRUELS SACRIFICES
« Dans Chien de la casse, j’ai tué un chien pour éviter de tuer un humain », nous explique Jean-Baptiste Durand, récompensé du César du meilleur premier film en 2024. Dans cette histoire d’amitié un peu toxique entre deux jeunes héraultais, Raphaël Quenard interprète Mirales, toujours accompagné de son chien Malabar. Un protagoniste peu aimable, mais pour qui on éprouve tout de même de l’empathie lorsque son chien décède, par identification.
Éliminer un chien peut apparaître comme un moyen efficace d’humaniser son maître en montrant sa tristesse : c’est aussi un déclencheur narratif fort qui fait avancer l’histoire, génère un désir de vengeance ou une transformation psychologique. « J’ai tué le chien parce qu’il filait la métaphore du lien entre les deux protagonistes », poursuit Jean-Baptiste Durand. « Le fait qu’il meure permet la fin de cette amitié. C’est aussi une mort réparatrice. »

Si le décès du chien a dans ce cas particulier des vertus réconciliatrices, il peut aussi apparaître comme un constat d’échec. Dans Le Procès du Chien, l’actrice et réalisatrice Laetitia Dosch incarne une avocate qui, dans son combat pour sauver un chien accusé d’être misogyne parce qu’il a mordu une femme, espère indirectement sauver le monde du sexisme. L’euthanasie du chien, à l’issue du procès, peut être perçue comme symbolisant l’impasse de cette quête. Cette mort incarne également « l’endroit où on est de notre rapport au statut animal », comme nous le racontait la réalisatrice dans un entretien croisé avec Ovidie. « Dans le film, le chien est assimilé à une chose, à un bien. Donc un bien, on ne le tue pas, on le détruit. » Selon Jean-Baptiste Durand, la mort d’un chien restera toujours moins tragique que celle d’un humain : « Dans mes premières versions du scénario, j’ai d’abord tenté de tuer mes personnages, mais c’était une sorte d’échec absolu. Un décès reconfigure tout. Tuer l’ami du héros signifiait qu’il ne s’en remettrait jamais. Tuer le chien était la chose la plus tragique à faire, mais restait en quelque sorte acceptable. » Si sacrifier un chien s’avère un bon moyen de faire avancer la narration, l’évolution des mentalités pousse désormais certains cinéastes à se détourner de ce procédé.

ÊTRES SENSIBLES
Aujourd’hui largement reconnus en tant qu’êtres sensibles, les chiens deviennent au cinéma des personnages à part entière. La réalisatrice espagnole Isabel Coixet a pris le contrepied du livre qu’elle adaptait et refusé de faire mourir le lévrier dans son dernier film Un amor, qui raconte la rencontre entre une traductrice, nouvellement installée un petit village d’Andalousie, et un chien maltraité. Dans le film d’horreur Dangerous Animals, sorti cet été, les squales gobent la plupart des êtres vivants mais, étonnamment, le yorkshire en réchappe. Dans le très percutant Vincent doit mourir (2023), Karim Leklou est persécuté par des inconnus, qui cherchent à le tuer sans raison apparente. Il adopte alors un chien, censé le prévenir de l’animosité de ses congénères. Cette ravissante staffie, coachée par la comportementaliste Victorine Reinewald, offre un regard extérieur qui questionne l’absurdité des attitudes humaines. Pour le réalisateur Stéphan Castang, faire souffrir un animal au milieu de ce film déjà sanglant aurait relevé de la facilité : « Il était question que le chien se prenne une balle lors d’une scène. On s’est dit que c’était une connerie. On a soigné l’idée que cette chienne soit un personnage à part entière. Or, si elle était blessée, elle devenait un accessoire, une incarnation de ce qui se passe. Alors qu’elle était censée être un contrepoint. » Et si le fait de sauver les chiens pouvait servir à renouveler les récits ?
SAVE THE DOG
Célèbre gimmick scénaristique, le « save the cat » a été théorisé en 2005 par Blake Snyder dans son livre éponyme, devenu une référence pour les aspirants scénaristes en quête de conseils. Il avance l’idée que le héros devrait accomplir une petite action – comme sauver un animal –, pour gagner l’affection du public. Et à l’inverse du « save the cat », un personnage qui assassine volontairement un chien – la colocataire dérangée de JF recherche appartement ou Patrick Bateman dans American Psycho, qui tuent des chiots tous les deux –, sera immédiatement catalogué psychopathe par le spectateur.
C’est justement après avoir lu le manuel Save the cat et découvert que la mort d’un animal servait à manipuler émotionnellement le spectateur que la sœur du développeur américain John Whipple le pousse à créer, en 2011, le site « doesthedogdie.com ». Consacré aux déclencheurs émotionnels (ou « trigger warnings »), le site permet – entre autres – de répertorier les films dans lesquels des chiens meurent, afin d’empêcher de réveiller des traumatismes chez les spectateurs. Il est ainsi possible de trouver pour chaque long-métrage (plus de 21000 films y sont recensés)une liste d’avertissements sur les éléments narratifs pouvant éprouver le public, tels que la violence, la maladie… Preuve de l’impact que la mort des chiens peut avoir sur notre santé mentale, le « trigger » le plus fréquemment consulté sur le site reste toujours, quinze ans après que le lancement du site : « Est-ce que le chien meurt ? » Pas très loin derrière : « Est-ce que quelqu’un est agressé sexuellement ? ». Plus surprenant : la question « est-ce qu’un enfant meurt ? » est beaucoup moins posée, recueillant en général peu de votes. Seul problème : devenu le terrain de jeu des trolls, le site est moins fiable. Ce qui ne l’empêche pas d’être devenu une plateforme réputée qui a dépassé, en fin 2024, le million de visites.
Un succès qui n’est sans doute pas prêt de se tarir. Le film d’horreur Good Boy, qui met en scène un chien aux prises avec son maître victime de possession, n’est pas encore sorti, mais suscite déjà une vive émotion : selon Screen Rant, les recherches en ligne pour savoir si le chien meurt ont bondi – dès le lendemain de la diffusion du premier trailer – de… 2000 %.