Radu Jude : « J’essaie de faire les choses sans trop les théoriser »

Après une rétrospective inédite au FID de Marseille où était présenté son dernier film « Kontinental 25’ » ainsi qu’un ouvrage monographique [« La fin du cinéma peut attendre » aux éditions de l’Oeil et le FID Marseille], l’oeuvre dense et protéiforme de Radu Jude sera exposée à Paris au Mk2 Bibliothèque, en septembre, via le Centre George Pompidou. L’occasion de revenir avec le cinéaste roumain sur la « non-méthode » d’une filmographie irrévérencieuse et punk.


Radu Jude
© Silviu Ghetie

Votre travail est mis à l’honneur à travers une rétrospective au FID qui se poursuivra en septembre avec le Centre Georges Pompidou à Paris. Qu’est-ce que cela vous fait ?
Cela provoque un sentiment de gêne absolue parce que je ne considère pas avoir une valeur suffisante pour mériter une telle attention. Psychologiquement, j’ai réussi à dépasser ce sentiment et à être reconnaissant en me disant : « C’est leur proposition, c’est leur responsabilité, je ne suis pas coupable de ça. » Dans le même temps, si j’essaie d’être un peu plus lucide, peut-être que je ne trouve pas ça totalement injustifié, pas en ce qui concerne la soi-disant qualité de mon œuvre, mais en ce qui concerne la diversité et la curiosité qui s’expriment dans mes films. C’est une question dont moi-même je n’étais pas très conscient car j’essaie de faire les choses sans trop les théoriser. Il y a des cinéastes roumains plus doués que moi mais qui vont dans une seule et même direction. Leur qualité est plus grande mais leur diversité est moindre.

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Cette diversité des formes s’exprime dans votre filmographie mais aussi à l’intérieur de vos films qui charrient des régimes d’images différents comme des collages. Cette cohabitation, n’est-ce pas aussi un idéal artistique et politique qui vise à abolir ce qui fait une bonne et une mauvaise image ?

Oui, il y a de ça. Comme je suis un élève de la Nouvelle Vague, que beaucoup de choses dans l’avant-garde française ou américaine m’intéressent, toutes mes propositions artistiques sont liées à la production. Il ne s’agit pas de dire « ça c’est mon sujet, ça c’est mon film rêvé ». Il s’agit plus de questions pratiques, d’essayer de faire un film et si ce n’est pas possible d’utiliser d’autres outils. Je trouve ça très inspirant pour un pays avec des problèmes sociaux, économiques, comme la Roumanie. J’ai l’impression de résoudre les problèmes esthétiques à travers la production de mes films. Dans mon cas, il s’agit aussi d’une incapacité à trouver une seule voie. Quand on regarde un film de Frédéric Wiseman, on reconnaît ses films, il a sa méthode. Même chose pour Bresson. Moi, je n’en ai aucune. Le thème de l’histoire a été central chez moi sur quelques films mais c’est seulement une question très personnelle, liée aux gens de ma génération et à la révolution roumaine.

Bad Luck Banging
« Bad Luck Banging or Loony Porn » de Radu Jude © Météore Films

Votre film Bad Luck Banging or Loony Porn est sous-titré « esquisse pour un film populaire ». Dans le terme d’esquisse il y a cette idée d’inachevé et de mouvement perpétuel. N’est-ce pas là votre méthode ?

Oui de plus en plus. Cette idée de l’esquisse existe en peinture, en littérature mais pas vraiment au cinéma. Le cinéma doit avoir des œuvres finies. Il y a un très bel article de Nicole Brenez sur l’esquisse qui analyse l’œuvre de Godard, de Marcel Hanoun, de Jonas Mekas. J’ai aussi été influencé par un texte de Malraux dans lequel il parle de Delacroix qui gardait ses esquisses. Quand je l’ai lu, je me suis dit que je ne pouvais peut-être pas esquisser un film mais le laisser ouvert oui. Cela donne des films qui ont peut-être moins de succès mais qui s’ouvrent vers d’autres directions. C’est la leçon de Godard, de certaines de ses œuvres qui s’enrichissent à chaque lecture.

C’est aussi ce que vous faites quand dans N’attendez pas trop de la fin du monde, en faisant des arrêts sur des plans d’un film roumain des années 80 [Angela poursuit sa route de Lucian Bratu]. Il y a cette idée que chaque image en recouvre d’autres.

Oui, c’est une chose qui vient pour moi de l’étude de ce qu’on nomme l’avant-garde historique. On vit dans un monde où les moyens d’enregistrement d’images se sont multipliés. Mais la plupart des gens qui travaillent dans l’industrie acceptent certaines technologies et en rejettent d’autres. Je trouve qu’il y a une forme d’hypocrisie. J’ai réalisé mes deux derniers films à l’iPhone 15, sans objectifs ajoutés et je trouvais que le rendu, le niveau technique, étaient très bons.

Pour Dracula qui sera présenté à Locarno, on a testé des petites caméras RED, des GoPro. À la fin, à notre grande surprise, l’image d’iPhone projetée sur un grand écran collait à ce qui nous intéressait. C’était aussi la moins chère des caméras et j’aimais le grain de l’image la nuit, dans les rues. Après quelques résistances nous avons décidé de faire comme ça. Pour beaucoup de gens de l’industrie, ce n’est pas acceptable. C’est la même chose avec les images amateures, vernaculaires que l’on trouve sur Instagram ou sur TikTok, parfois c’est n’importe quoi mais parfois c’est une forme de cinéma très intéressante, primitive. Il y a des gens créatifs. Je trouve ça parfois plus perturbant, riche, inspirant, plus connecté à la société que beaucoup de films.

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Locarno 2025
« Dracula » de Radu Jude © Météore Films

J’enseigne à Cluj en Roumanie et je dis souvent aux étudiants qui me disent qu’ils n’ont pas les moyens de faire des films qu’ils ont un téléphone dans leur poche. Dans les années 60, déjà quelqu’un comme Rohmer tournait des films muets en 16 mm. Aujourd’hui, il y a énormément d’outils pour s’exprimer mais le problème c’est que la plupart d’entre nous ne rêvent que d’un prix à Berlin, à Cannes ou d’un Oscar. C’est à cause de ça que les gens préfèrent attendre trois, quatre, dix ans avant de tourner pour réaliser un grand chef-d’œuvre.

La rétrospective de votre œuvre permet de réaliser à quel point vous tournez beaucoup (28 films sur 25 ans de carrière). Cette hyper-activité vous permet-elle justement de ne pas vous enliser dans ce type de considérations ?

Oui et il est plus facile, pour moi, de faire trois films qu’un seul. Ça me permet de trouver des idées d’un film à l’autre, de ne pas avoir ce sentiment terrible que si je rate un film, ma vie est finie. Aucun de mes films n’est le film de ma vie. Entre cette année et l’année prochaine, j’ai trois projets. Si le premier n’est pas bon, peut-être que le deuxième sera meilleur. Ça me libère d’une certaine pression. J’ai réalisé beaucoup de films courts ce qui me permet d’expérimenter des choses avec plus de légèreté que sur un long. Dans Les Potemkinistes, je mélange des images du Cuirassé Potemkine [de Sergueï Eisenstein, 1925]. C’est là que l’idée m’est venue de mélanger un film ancien roumain dans N’attendez pas trop de la fin du monde. Le court m’a donné confiance.

radu jude
Kontinental ’25 de Radu Jude

À quel point le film de Rossellini, Europe 51, a-t-il été déterminant dans la création de Kontinental 25 ?

L’histoire n’est pas vraiment liée à celle de Rossellini mais il y a des problèmes éthiques dans le film qu’on peut considérer comme appartenant à la même famille des problèmes. Le film de Rossellini a fixé mes idées et la structure de mon film. Sans ça, je n’étais pas capable de comprendre ce qui était le plus intéressant dans cette histoire. Son film a été comme un mur capable de tenir mon projet.

Vous avez une tendance naturelle à mettre au centre de vos récits des personnages féminins, ce qui vous permet d’intensifier des enjeux liés à la question de la discrimination. Avec Kontinental 25, on a le sentiment que cela vous permet d’accéder à un autre sujet qui est celui de l’empathie.

Je ne peux pas analyser moi-même cet aspect. Chaque film a sa propre origine mais il m’arrive de constater qu’en effet, il y a déjà cinq ou six films avec des personnages principaux féminins et que cela doit bien dire quelque chose. Je le vois comme une question de logique. Bad Luck Banging or Loony Porn est l’histoire vraie d’une femme donc je ne pouvais pas imaginer autre chose. Pour Kontinental 25, je suis parti d’un fait divers avec une femme. Pour N’attendez pas trop de la fin du monde, j’ai hésité. Chaque film a sa propre motivation. À la fin, cela crée quelque chose d’un peu étrange même pour moi.

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