Sophie Letourneur : « Je n’avais pas envie d’être dans une science de l’horloge, je voulais quelque chose de cyclique, sensoriel, affectif »

Après « Voyages en Italie » (2023), Sophie Letourneur revient avec « L’Aventura », suite d’un cycle centré sur les vacances italiennes d’une famille composée de Jean-Phi (Philippe Katerine), Sophie (qu’elle incarne) et leurs deux enfants. En prenant des chemins de traverse, la cinéaste signe un film à la fois fin, mélancolique et très singulier. Sous un soleil tapant, on est allé la rencontrer dans son appartement pour qu’elle nous éclaire sur cette œuvre presque expérimentale, un de nos hits de l’été.


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L’Aventura est le deuxième volet d’un cycle estival, commencé avec Voyages en Italie en 2023. Comment cette histoire a commencé ?

En 2016, ma fille a voulu enregistrer nos vacances et moi j’ai commencé à écrire à partir de ces enregistrements-là sans savoir vraiment si ça allait être un film dans le film ou une mini-série. En parallèle, j’écrivais Enorme [comédie avec Marina Foïs et Jonathan Cohen, sortie en 2021, ndlr], j’ai un peu laissé tomber le truc. J’ai réalisé Enorme et j’ai repris l’écriture, et pendant que je reprenais l’écriture, j’étais en train de vivre ce qui m’a inspiré le troisième volet, Divorce à l’italienne [pas encore sorti, ndlr]. J’ai commencé à amasser de la matière pour le cycle, et à tourner Voyages en Italie.

Le brouillage temporel ou sur la frontière entre documentaire et fiction existaient déjà dans ta filmographie, mais c’est poussé encore plus loin dans L’Aventura. Comment ce travail formel a évolué dans ton cinéma depuis Les Coquillettes ?

L’Aventura englobe plein d’expérimentations que j’ai pu faire, de choses que j’ai trouvées dans les cinq films que j’ai faits auparavant. Il y a quelque chose d’un peu ludique, je joue avec des choses sur lesquelles j’ai travaillé, comme des champs contre-champs qui ne sont pas faits au même moment. Je me suis rendu compte que tous mes films sont liés au temps. Je mets toujours beaucoup de temps à les faire après avoir vécu les choses. J’aime que la matière change un peu d’aspect, qu’on ait différentes perceptions du temps, qu’on entre dans un trip presque métaphysique, organique, où le spectateur accepte de lâcher prise. Pour moi, c’était l’enjeu du film : mettre le spectateur dans un état dans lequel il accepte d’avoir un rapport au temps et à l’espace qu’il ne maîtrise plus, tout en lui donnant aussi un peu à manger de temps en temps pour pas qu’il ne lâche complètement.

Le montage participe beaucoup à la désorientation du spectateur…

Oui.  Le montage a pris neuf mois. Ça a été beaucoup de fignolage parce qu’il fallait que film flotte. Le bon rythme, ça se joue à rien : c’est sur une demi-seconde, un raccord… C’est un peu de la sculpture. Il fallait se poser la question comment réussir à garder une espèce de distance bizarre, trippante. On n’est pas dans un réalisme collé. Les gens sont un peu seuls dans leurs cadres. Je n’avais pas envie d’être dans une science de l’horloge, je voulais qu’on soit dans quelque chose d’un peu cyclique qui tourne, quelque chose de très sensoriel, très affectif. C’est pour ça que je voulais faire de gros plans avec les peaux, sentir les odeurs, la sueur, tout ce qui unit cette famille dans l’intimité et qui ne passe pas forcément par ce qu’on se dit. C’est mon film le plus sensoriel d’ailleurs je pense, même sur la manière de filmer la Méditerranée.

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© Arizona

Comment les archives de famille t’inspirent ? Qu’est-ce qu’elles te permettent d’exprimer ?

Dans mon plaisir de mise en scène, il y a la reconstitution. Pas la volonté de recréer ces moments-là, c’était quand même il y a 8 ans. Maintenant, ma fille, elle a 19 ans. Mais je pense que ce n’est pas par hasard que j’ai voulu la retrouver enfant. Enfin, il y a quelque chose que je perds, quelque chose que je gagne aussi, mais il y a cette espèce de séparation. Et ce cycle, ces enregistrements, c’est une façon de faire en sorte qu’on reste tous ensemble. J’avais vachement aimé Aftersun [de Charlotte Wells, qui replonge dans les souvenirs de vacances vécues avec son père, dépressif, ndlr]. J’avais déjà écrit mes films quand je l’ai vu mais je trouve qu’il y a des échos entre nos deux films.

Comme dans Voyages en Italie, pas mal de dialogues sont dictés par oreillette. Qu’est-ce que cette méthode apporte ?

Je ne veux pas parler à sa place mais je crois que ça a mis Philippe [Katerine, ndlr] dans un état très particulier. Il était un peu en transe, en concentration. Parce que si on loupe un dialogue, après, on est en retard sur tout le reste. C’est comme une bande-son des dialogues du film. Je pense que c’est un exercice qu’il a adoré parce qu’il était un peu dans un état second. C’est comme si le personnage était avec lui.  Surtout qu’il est musicien, chanteur, donc je pense qu’il a un rapport à la voix, à la musicalité particuliers. Et il n’a pas fait que reproduire, il a apporté des choses en plus. Pareil pour Bérénice [Vernet, qui joue Claudine, ndlr]. Je pense que je l’avais choisie parce qu’elle avait une voix, une façon de parler et un caractère proches de ceux de ma fille.

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© Arizona

Et Esteban Melero, le petit qui incarne Raoul, comment l’as-tu choisi ?

Pareil, parce qu’il avait le même caractère que mon fils. Alors lui, il n’avait pas d’oreillette, bien sûr. L’idée c’était de le mettre dans certaines situations. Parce que pour lui, il était en vacances avec ses parents. Il y avait une caméra tout mais on tournait peu tous les jours, il fallait que le moment où on tourne, il ait des réactions naturelles.

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Raoul, c’est un peu l’agent du chaos, celui qui transforme des vacances à peu près tranquilles en grand bazar, énerve sa grande sœur, est obsédé par son caca. Ce qui fait réaliser que les personnages d’enfants sont souvent très lissés au cinéma…

Déjà, est-ce qu’il y a beaucoup de mères de famille dans les personnages principaux ? Sur les enfants, je me souviens que dans L’économie du couple [Joachim Lafosse, 2016, ndlr], les parents disent « bonne nuit » à deux petites filles absolument parfaites. C’est vrai que dans les films, on a souvent des enfants un peu adultes, matures – les Doinel, tout ça… On n’a peut-être pas envie de voir les enfants dans une réalité crue, ou on n’en voit pas l’intérêt. Moi, je vois l’intérêt. Je trouve ça bouleversant qu’un enfant mette deux heures à s’endormir, qu’il y ait comme un rapport de cruauté ou une espèce de violence dans la fratrie, comme avec Claudine et Raoul. Je trouve ça passionnant d’explorer cette idée de place qu’on cherche à occuper dans une famille. Claudine, par exemple, qui est l’aînée, a l’impression qu’elle n’a plus de place, qu’elle n’est plus la préférée. Ce sont des choses qui se suffisent en soi, qui peuvent être mises en scène comme ça, sans qu’il n’y ait de péripétie.

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© Arizona

Avec la même simplicité et pas mal d’autodérision, tu montres comment ton personnage phase sur le corps de femmes plus jeunes. Comment as-tu pensé ces petites saynètes sur la jalousie ?

Je pense que le film parle d’un moment où on n’est plus la même, de ce que c’est que d’être une mère de famille. Pour certaines personnes, il ne se passe rien, mais c’est un exploit du quotidien de réussir à tenir le coup. On m’a déjà reproché de faire des films de bobos, mais je pense qu’on mesure mal ce que c’est, matériellement, la vie domestique. Le troisième film parlera de ça : de récupérer son corps, de récupérer son désir avec les enfants qui grandissent. La période des couches, heureusement que ça se termine, parce que sinon j’aurais pété un câble. C’est comme un don de soi.

Comment ça s’est passé au niveau du financement du film ?

On a fait un film avec l’argent d’un court métrage. J’ai une équipe, avec qui j’avais déjà fait Voyages en Italie, qui a accepté de travailler dans des conditions vraiment pas faciles. Tout le monde était au SMIC horaire. Je remercie tous les gens qui ont travaillé avec moi pour avoir été si efficaces et doués !

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C’est quoi ton film d’été de chevet ?

Des films d’été que j’aime, il y en a plein : Pauline à la plage, La Collectionneuse [deux films d’Eric Rohmer, ndlr]… J’adore la trilogie « Before » de Richard Linklater [Before Sunrise, 1995, Before Sunset 2004, Before Midnight, 2013. La trilogie suit la relation romanesque entre Céline, une Française incarnée par Julie Delpy, et Jesse, un Américain joué par Ethan Hawke, ndlr].  Je pense que ça m’a carrément influencée pour faire cette série de films. Je trouve ça hyper fort ce qu’il a fait.

Quelle a été la première image qui t’est venue en tête pour ce film ?

Je crois que c’était le plan de la sieste, une scène où on est tous dans un lit, moi et mes deux enfants. C’est peut-être une image qu’il y a souvent dans mes films parce qu’il y a déjà ça dans La Vie au ranch ou dans Voyages en Italie. Le lit, c’est quand même un endroit important dans tous mes films. Dans le film, on est tous en culottes, il fait chaud, on a les mêmes peaux, comme une seule peau. Cet amas de corps, c’est ça mon lien avec mes enfants.

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: L’Aventura de Sophie Letourneur (Arizona Distribution, 1h47) sortie le 2 juillet

Les séances du film dans les cinémas mk2.