
Comme dans Indomptables, la question des mécaniques de pouvoir et de domination traversait vos trois premiers films : les comédies Case départ (2011), Fastlife (2014) et Black Snake, la légende du serpent noir (2017). En quoi ce quatrième film est-il si différent des autres ?
Dans ces trois comédies, il y avait toujours des toiles de fonds réelles ou du moins ancrées dans notre société, oui. Mais ce qu’il y a de nouveau ici, c’est une dimension émotionnelle qui n’était pas encore touchée ni vue jusqu’ici. Ma principale motivation était d’ouvrir l’intime. Il y a bien sûr le côté polar avec cette enquête sur un meurtre, où l’on s’inscrit dans une réalité sociétale et où l’on traverse des sujets sérieux, mais l’intime était un vrai pilier. Sans ça, je ne sais pas si j’aurais fait Indomptables. J’avais besoin de raconter ces rapports de communication entre un père et sa famille, ces devoirs d’héritage qui ne sont pas toujours simples, cette transmission et tous ces maux que ma génération a connus [Thomas Ngijol est né en 1978, ndlr] et qu’on connaît encore aujourd’hui. Car cette difficulté à communiquer a pu faire souffrir à certains endroits.
Au-delà de ça, le film a aussi un angle politique car il enregistre plusieurs états de fait sociétaux, mais je ne suis pas allé tourner au Cameroun pour pointer du doigt les côtés tristes de la société camerounaise, ni non plus pour montrer un « Cameroun beautiful » ou mensonger. Je voulais être juste et faire un film à taille humaine. Car j’aime profondément le Cameroun [le père de Thomas Ngijol est camerounais, ndlr] et je n’aurais jamais eu l’audace d’aller là-bas faire un pamphlet. Vu que je suis quand même un citoyen français, ça aurait été un peu culotté ! Je voulais être dans le vrai et j’espère l’avoir été.
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Une des grandes réussites du film est de dépeindre des liens qui semblent bloqués entre les personnages, mais qui vont se détendre à force de parler. Beaucoup d’incompréhensions sont levées de manière presque magique par la parole…
C’est une vision intéressante. Je ne sais pas si on aurait pu appeler le film La mort du mutisme ou Derniers jours du mutisme, mais c’est vrai que j’ai évolué dans une famille, un milieu et un cadre où la parole était présente sans être présente. C’est-à-dire qu’elle était présente pour certaines choses et moins pour d’autres. Pour l’affect, c’était wallou, elle n’existait pas ; par contre pour tous les domaines comme l’éducation ou la répréhension, c’était bien plus fourni. Ce qui concernait l’épanouissement et l’évolution d’un enfant n’était pas très présent mais je le dis avec beaucoup d’amour et ce n’est pas un reproche. C’était juste comme ça, c’est un état de fait. Les personnages du film, à l’image de ce commissaire de police, font avec les moyens qu’ils ont. C’est aussi la métaphore de son métier : ce n’est pas un mauvais flic et il fait comme il peut.
C’est la même chose pour la communication entre les protagonistes : ils n’ont pas de mode d’emploi, donc ça se traduit de façon assez désordonnée et assez bordélique. Mais j’ai de l’empathie pour ce personnage et ça aurait été de toute façon compliqué d’incarner pendant 1h30 une figure pour qui je n’ai pas d’empathie. J’avais justement du plaisir à le montrer désagréable, parce que je savais qu’il avait du cœur. Je crois qu’on ne peut pas s’arrêter sur une telle personne et la catégoriser d’un coup d’œil. La vie ressemble souvent à des montagnes russes, un jour ça peut être formidable, un jour ça peut être plus dur et je trouve beau de pouvoir mettre en lumière et exprimer ces éléments. On se demande comment ce personnage, avec tout ce qu’il endosse comme responsabilités, peut ne pas devenir fou.
Certaines touches comiques sont malgré tout présentes par intermittences. L’humour passe notamment par le nom de certains personnages, qui s’appellent Poutine ou Vin Diesel. Vous aviez cette volonté de travailler la comédie par des références plutôt que par des gags visuels ou des situations ?
Comme je rends hommage avec ce film au documentaire de Mosco Levi Boucault, Un Crime à Abidjan [ce saisissant docu suivait l’enquête d’un commissaire après le meurtre d’un officier de police à Abidjan en 1995, ndlr], qui était quand même la base de tout ce travail autour du polar, l’humour est forcément plus discret. Mais c’est vrai que dans une société africaine comme celle du Cameroun, il y a beaucoup de second degré, qui est en fait un premier degré. Un mec va choisir de s’appeler au premier degré Bruce Lee et ce n’est pas drôle pour lui. Il va dire : « Bonjour, moi c’est Bruce Lee. » Et toi dans ta tête tu vas te dire : « Ben non, t’es pas Bruce Lee, t’as pas du tout une tête à t’appeler Bruce Lee. » Mais lui va être catégorique : « Non moi c’est Bruce Lee, c’est comme ça depuis que je suis tout petit, on m’appelle Bruce Lee. » Qu’on le veuille ou non, il y a là une forme de fascination pour l’Occident ou en tout cas des aspects qui font rêver de l’Occident et font voyager dans l’imaginaire. Et cela suffisait comme touche comique en fait.
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La part humoristique de ces dialogues relève donc elle aussi d’un souci de réalisme ?
Ça fera rire certaines personnes, ça ne fera pas rire d’autres, d’autres trouveront ça normal… Nous, avec notre prisme français, ça nous fait forcément sourire. Mais au Cameroun je serais curieux de savoir si ça les fait sourire ou pas, car pour le coup ils évoluent vraiment avec des types qui peuvent s’appeler Zidane au premier degré. Ça rentre dans le cadre de ces sociétés. Je ne voulais en tout cas pas que le propos du film soit gâché parce que je me serais oublié en termes de tonalité. Je voulais pointer des problèmes sociaux et des dysfonctionnements dans les comportements sans tomber dans des écueils comiques qui n’étaient en définitive pas mon sujet.

Indomptables est au final un film très personnel par sa façon d’aborder la question centrale du père. Vous avez forcément pensé à votre propre père qui était sociologue, mais sûrement aussi à votre propre statut de père de famille. La première séquence évoque même le fait que Marvin Gaye a été tué par son père. Comment s’y retrouver au milieu de toutes ces figures paternelles ?
Je m’y retrouve parce que déjà, il n’y a pas au départ une envie de règlement de comptes, ce qui fait que le film reste quand même sage et aborde ces questions avec un recul, une certaine sagesse et beaucoup d’amour. Et puis si je vais un peu loin, d’un point de vue métaphorique, il y a toujours cette envie de transmission par rapport à mes enfants à moi. J’ai envie de leur donner ce film, ça fait partie de leur héritage. Il est vrai que je me situe dans Indomptables peut-être entre quatre générations, car je vous parle de mes enfants, je vous parle de mon père, je vous parle de mes grands-parents, je pourrais vous citer aussi mes ancêtres… Le film touche à tellement d’endroits. Le personnage c’est un peu moi, c’est un peu mon père, c’est un peu le commissaire. Et les enfants, ce sont moi et mes frères mais ce sont aussi mes fils. À un moment, je devrais sûrement aller voir un psy pour qu’il essaye de mettre toutes ces choses dans des cases appropriées et qu’on discute de ce que j’ai réellement voulu exprimer avec cette histoire. Mais au final, il n’y a que de l’amour pour tous les personnages et pour le Cameroun. La motivation n’était rien d’autre que la bienveillance.
: Indomptables de Thomas Ngijol (Pan Distribution, 1h21), sortie le 11 juin