CANNES 2025 · Kelly Reichardt : « Je ne pense pas que l’art change le monde, mais il le rend habitable. »

Avec « The Mastermind », en Compétition, la reine du cinéma indé US Kelly Reichardt revisite le film de braquage pour en renverser les codes. Le génial Josh O’Connor campe un père de famille qui échafaude le vol de toiles abstraites dans un musée puis part mollement en cavale quand il est soupçonné par la police et que sa femme (Alana Haïm), dégoûté par son comportement, le lâche. Le tout dans une ambiance de révolte contre la guerre du Viêt-Nam, dans les années 1970. Un grand film à déflagration lente par l’une de nos cinéastes préférées. Rencontre.


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"The Mastermind" de Kelly Reichardt (c) Filmscience

Quelle a été la première image qui vous est venue pour ce film ?

La toute première étincelle, c’était un article que j’ai lu sur un groupe d’adolescentes. C’était le 50e anniversaire d’un fait divers : en 1972, ces filles se sont retrouvées impliquées, un peu par accident, dans un vol d’œuvres d’art à Worcester, dans le Massachusetts. Donc, cette image-là, bien sûr, c’était le point de départ. Et dans les premières versions du scénario, ces filles avaient un rôle beaucoup plus important, puis le récit a évolué dans différentes directions. Mais oui, c’est de là que tout est parti.

Le début du film, dans le musée, m’a fait très fortement penser à Sueurs froides de Hitchcock. Vous y avez pensé ?

Non, pas du tout, en fait. Mais c’est intéressant ! En fait, ce musée, on l’a construit. Il a été entièrement créé pour le film, en fonction de ce qu’on pouvait se permettre de faire avec notre budget. Donc c’était vraiment une conception propre, façonnée selon mes envies de mise en scène. En termes de genre, le film s’inscrit dans celui du heist movie [le film de braquage, ndlr], et évidemment j’ai vu pas mal de films de ce genre… Je pense au Nouvel Hollywood, mais aussi à Melville, notamment Le Cercle Rouge [1970, ndlr] ou L’Armée des ombres [1969, ndlr], qui sont deux de mes préférés. Mais pour ce musée, c’était avant tout une question de logistique, de comment je voulais filmer dans cet espace.

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Pourquoi avoir choisi les peintures d’Arthur Dove comme objets du vol par le héros ?

Je voulais un peintre américain. Et Dove est souvent considéré comme l’un des premiers modernistes. Il fait une sorte de peinture de paysage, et ça me parlait. Dans le vrai vol qui a inspiré l’histoire, les voleurs avaient pris des Picasso, des Rembrandt… Ça me semblait trop grand, trop imposant pour mon film. Je voulais que ce soit à l’échelle de l’histoire que je racontais. Et je voulais que le personnage vole quelque chose qui ait une valeur personnelle, à laquelle il soit attaché. À l’époque des faits, les œuvres de Dove n’avaient pas la même valeur qu’aujourd’hui. Il court littéralement devant des Homer ou d’autres tableaux bien plus chers pour s’emparer de ces Dove. Ça en dit beaucoup sur lui. Et je les trouve beaux. Je savais que j’allais passer beaucoup de temps à les regarder, à faire des recherches, donc je voulais que ce soit agréable.

Comme dans votre film La Dernière Piste (2010) avec le western, vous vous appropriez ici un genre très masculin — le film de braquage — mais avec un rythme complètement à contre-courant, presque lent…

C’est drôle, parce que pour moi, ce film est plutôt rapide ! Mais je comprends ce que vous voulez dire.

On le voit accomplir tous les gestes, très méthodiquement…

Oui, c’est une forme de reconstitution du braquage. Mais il n’y a pas de courses-poursuites, pas de triomphe. Et je voulais aussi retranscrire la sensation du temps dans les années 1970. Comment le temps s’écoulait autrement. Et offrir de l’espace au spectateur : pour sentir les détails, la relation du personnage à l’art, ou simplement un journal posé dans une pièce. Ce n’est pas tant montrer quelque chose que créer un espace où le spectateur vit avec les personnages, observe, pense par lui-même.

Pourquoi avoir choisi Josh O’Connor pour incarner ce personnage très « lambda », alors qu’il est très vite devenu un sex-symbol dans la vraie vie, en tant qu’acteur ?

C’est vrai qu’il est séduisant, je le sais. Mais j’ai adoré Josh dans Seule la terre [de Francis Lee, 2017, ndlr], je l’ai trouvé incroyable dans la série The Crown, et aussi dans le film d’Alice Rohrwacher, La Chimère [2023, ndlr]. Et dans chacun de ces rôles, il utilise son corps d’une manière très différente. Je savais qu’il y aurait beaucoup de scènes sans dialogue, où il fallait qu’il « habite » l’écran. Il a cette chose en plus, un mystère, une intériorité. Et je trouvais que l’idée de le faire jouer avec John Magaro [qui campe l’ami du héros, chez qui il tente de se réfugier lors de sa cavale, ndlr] fonctionnait très bien.

Au premier abord, les femmes du film peuvent sembler passives par rapport au héros. Mais elles finissent par s’imposer, et même lui tenir tête. Ça m’a fait penser à Certaines femmes, où vous mettiez déjà en scène cette « fausse passivité » féminine.

Je ne pense jamais vraiment à mes autres films. Mais ce que je sais, c’est que la société — et encore plus en 1970 — ne laisse pas beaucoup d’options aux femmes. Le personnage d’Alana Haïm [qui joue l’épouse du héros, ndlr], par exemple, ne peut pas tout plaquer pour partir. Elle n’a pas ce luxe. Et puis il y a cette scène avec Gaby Hoffmann [qui incarne la compagne du personnage joué par John Magaro, ndlr], qui est à mon sens le point d’ancrage du film. Le héros se prend le mur, en quelque sorte, et c’est à travers elle, par ce qu’elle est, ce qu’elle incarne, qu’il se voit enfin. Elle le ramène à la réalité, elle brise l’illusion.

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Pouvez-vous parler un peu du contexte politique des années 1970 dans lequel vous avez ancré le film ?

J’aimerais que le spectateur le découvre sans que je le verbalise trop. Mais disons que c’est l’histoire d’un homme détaché — de sa famille, de ses responsabilités, de la société, de l’état du pays. Et ce détachement, à un moment, n’est plus viable. Quand on a un certain privilège, on peut se permettre de ne pas se soucier de ce qui se passe. Mais j’ai envie de croire que ça finit toujours par nous rattraper. Peut-être que je suis naïve, mais j’y crois encore.

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« The Mastermind » de Kelly Reichardt (c) Filmscience

Pensez-vous que le cinéma puisse changer la société ?

Non. Ken Loach a dit un jour que, malgré toute une vie à faire des films, il avait compris que le cinéma ne changeait pas la société. Mais je crois qu’il n’y a pas de démocratie sans art, sans réflexion. L’art est essentiel. Et le cinéma aussi. Je ne pense pas que l’art change le monde, mais il le rend habitable. L’autre jour, à New York, je me sentais complètement dépassée par le monde, et je suis tombée sur une rétrospective de Jack Whitten. J’ai ressenti quelque chose de spirituel. Comme quand on entre dans l’océan. On se dit : « Voilà, ça, c’est le vrai monde. » Pas ce que raconte le New York Times. Ça, c’est autre chose. Et je ne veux pas vivre dans un monde sans art, sans artistes.

Est-ce que votre film entre en résonance avec l’époque actuelle, particulièrement aux États-Unis ?

Mes premiers souvenirs politiques remontent à l’enfance. Je me souviens qu’on m’a sortie de la piscine pour aller voir Nixon démissionner. J’ai aussi un souvenir très vague de la guerre du Vietnam à la télé. Et toute ma vie, j’ai vu l’Amérique bombarder des populations non blanches. J’ai 60 ans. Et je crois que le Vietnam et le Watergate, ce sont les moments où l’Amérique a eu le cœur brisé. Où elle a compris que ses dirigeants lui mentaient. Depuis, entre l’Iran-Contra, l’Irak, l’Afghanistan, la Palestine aujourd’hui… l’Amérique a fini par épouser le mensonge. Par croire que le menteur est peut-être celui qui dit la vérité. Ce cynisme généralisé, il vient de là. Mais bon… C’est juste un film sur un type qui vole une œuvre d’art. Rien de plus. Quand j’étais ici il y a trois ans, j’ai dit qu’on vivait une époque inquiétante. Où en serons-nous dans quatre ans ? On verra bien.

Est-ce que vous avez de l’espoir ?

Je n’ai pas d’enfants, mais quand j’en vois, j’ai envie d’avoir de l’espoir pour eux. Pour les êtres vivants. Mais… Je ne sais pas. Certaines personnes sont tellement désabusées. Pour ma génération, la Cour suprême, c’est peut-être la fin. Je ne veux pas être cynique, alors… Oui, on va dire que je suis pleine d’espoir.

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