
Quelle est la première image du film qui vous est venue ?
La première image qui m’est venue à l’esprit est celle d’un cadavre avec les pieds tournés vers la caméra, un peu comme chez Alfred Hitchcock dans Mais qui a tué Harry ? [The Trouble with Harry, sorti en 1955, ndlr]. Mon film commence donc avec les deux pieds du cadavre et une station-service qu’on aperçoit là-bas au loin. Je pense que c’est une bonne image pour démarrer un film.
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Le titre L’Agent secret donne l’impression que l’on va naviguer en terrain connu et épouser les codes du cinéma d’espionnage. Mais on est vite surpris par cette histoire qui n’est pas à proprement parler un récit d’espionnage. C’était important pour vous de brouiller les pistes du genre ?
Cela pourrait sembler prétentieux de dire cela, mais je voulais avant tout faire un film qui soit intéressant et surprenant. Sauf qu’il est évidemment difficile de définir avec précision le sens à donner au mot « surprenant ». J’aime beaucoup ce titre, L’Agent Secret, car il m’a fait réaliser que j’avais besoin d’amener à ce projet de l’intrigue, du suspense, de l’action et des twists captivants. Et je pense aussi que ce titre m’a conduit jusqu’à la fin du film. Car le Brésil est un pays incroyablement et superbement métissé, mais la beauté de ce mélange n’est pas vraiment acceptée par toute une partie de la société. Il y a du racisme, alors même que beaucoup de gens possèdent plusieurs origines à la fois. Et cet agent secret finit par être cet homme qui est le fruit d’un croisement social entre son père et sa mère, même si l’histoire de ses origines a longtemps été effacée. Cette dimension secrète donne un autre sens au titre. Et la question du sang s’invite également dans le film. Pas seulement le sang lié à la violence des hommes qui veulent tuer le personnage principal, mais aussi le fait de donner du sang, de recevoir du sang, d’être une banque de sang. Je pense que c’est l’ADN du film, littéralement [il rit, ndlr]. Je n’en avais encore jamais parlé avec ces mots-là, c’est amusant.
Le film prend place durant la dictature militaire brésilienne des années 1970 et se voit traversé par des images violentes. Mais la séquence la plus terrifiante est peut-être celle d’une conversation au restaurant où un homme se montre menaçant verbalement avec des universitaires. Comme si le fascisme s’exprimait soudain à travers des mots…
La séquence devait être forte car elle arrive dans le film après qu’on ait commencé à comprendre pleinement à quel point la situation est sérieuse. Je pense que la pensée conservatrice, spécialement quand vous allez au-delà du conservatisme et arrivez dans les premiers stades du fascisme, commence avec des mots qui sont difficiles à entendre et supporter. Actuellement, on a beaucoup d’exemples dans le monde de dirigeants qui parlent de cette façon : dans une forme de prétendue décontraction qui cache une véritable agression. Il y a toujours au Brésil une division entre le Nord et le Sud. Je viens personnellement du Nord mais tout l’argent historiquement vient du Sud-Est. Et je me suis retrouvé dans ma jeunesse dans beaucoup de situations où j’étais traité comme un moins que rien. Quand j’étais critique de cinéma et faisais des interviews, des gens étaient par exemple surpris que je parle anglais et que je n’aie pas besoin de traduction. « Oh, quelqu’un qui vient de Recife et qui parle anglais, c’est incroyable ». Ce niveau d’agression m’est très familier. Durant le précédent gouvernement fasciste [celui du président Jair Bolsonaro entre 2019 et 2023, ndlr], le Nordeste était ainsi traité comme de la merde par les dirigeants. La séquence de L’Agent secret dont vous parlez donne à voir toute cette violence sociale, ce racisme. Pour l’instant, aucun journaliste brésilien ne m’a d’ailleurs interrogé sur cette scène.

Il y a dans le film plusieurs références cinématographiques : des personnes regardent au cinéma Les Dents de la mer de Steven Spielberg ou Le Magnifique de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo. Y avait-il là le désir de transmettre une forme de joie collective ? Comme dans l’épilogue qui lie en quelque sorte souvenir du cinéma et sentiment d’espoir…
Vous êtes la deuxième personne qui ressent dans la conclusion un sentiment d’espoir, alors que j’ai toujours perçu la fin comme terriblement triste. Mais je pense que le cinéma, et la poésie en général, sont comme des horodatages qui nous guident à travers le temps. Quand je pense à la chanson Purple Rain, de Prince, je replonge tout de suite en 1994. Quand j’écrivais le scénario d’Aquarius [2015, ndlr], je pensais déjà à ça : il y a cette séquence qui se passe en 1980 où l’on entend un magnifique morceau de Gilberto Gil [Toda Menina Baiana, ndlr] et nous faisons une transition jusqu’en 2015 avec toujours la même musique. Nous vieillissons à travers toutes ces expressions artistiques et je le ressens très fortement quand je montre certains de mes films favoris à mes enfants. Je me revois au même âge aller les voir au cinéma, quand il n’y avait encore ni DVD ni Blu-ray… Les films que l’on voit dans L’Agent secret sont des repères temporels et mémoriels de l’année 1977, comme des décors ou des canapés. J’ai eu envie d’intégrer ces œuvres à la mise en scène grandiose qui sont aussi des films populaires.
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