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Jérémie Sein : « Je ne pense pas que la compétition révèle le bon des gens »

  • Justine Carbon
  • 2024-05-02

« L’important c’est de participer. » Pas sûr que cette devise soit bien adaptée au champion de « L’Esprit Coubertin » : Paul Bosquet, campé par un Benjamin Voisin méconnaissable. Sur fond de Jeux Olympiques, Jérémie Sein signe un premier long métrage satirique. Il nous propose d’accompagner son héros dans les couloirs du village olympique. Un récit initiatique absurde mais ô combien astucieux.

Vous avez travaillé au service des sports de Canal+ et êtes un fier lecteur de L’Équipe. Qu’est-ce qui vous attire dans le milieu sportif au point d’en faire le sujet de votre premier long métrage ?  

Mon intérêt pour le sport est viscéral et lié à l’enfance. Mon père est journaliste sportif et j’ai évolué dans un milieu où le sport était au centre de beaucoup de discussions à table. Par la suite, lorsque j’étais à Paris 3, en cinéma, j’ai commencé un mémoire sur les images du sport dans le cinéma hollywoodien.

Donc le sport a toujours été central. Mais je n’ai jamais trouvé dans le genre du film de sport un canevas si intéressant. J’ai l’impression que les grands films de sport sont ceux qui gravitent autour de cette discipline : les films de Bennett Miller, comme Foxcatcher, ou les comédies de Will Ferrell telles que Ricky Bobby : Roi du circuit ne sont pas vraiment des films sur le sport, mais plutôt des oeuvres qui réfléchissent au virilisme et à l’esprit de compétition.

Je pense qu’en évoluant, c’est cet aspect qui m’a intéressé. Et puis l’écrin sportif était intéressant pour son imagerie : les joggings, des éléments visuels liés aux tenues… Je crois que le côté « film d’uniforme » m’intéressait. C’est un peu la méthode Claire Denis pour Beau travail [sorti en 1999, ce film nous plonge dans les passions secrètes d'un bataillon de légionnaires]. J’aime l’uniformisation de la direction artistique que permet le sport. Emmanuelle Bercot [qui interprète Sonia, la coach très impliquée du héros] m’a dit : « C’est pratique de faire des films d’uniforme pour son premier film, car il n’y a pas besoin d’avoir trop d’argent ! »

Votre court métrage, Goal Volant, réalisé à la Fémis en 2016, mettait déjà en scène le sport, via un club de foot amateur. Pourquoi mettre en scène les jeux olympiques ?

Ce qui m’a intéressé en premier lieu c’est le côté univers complètement clos. Comme matrice de film, les films de lycée m'intéressent beaucoup. Je pense à Slacker (1990) de Richard Linklater, ou encore Les Beaux gosses (2009) de Riad Sattouf, qui font vraiment partie de mes films préférés.

J’avais donc cette volonté au départ de faire un film de lycée et je me suis dit que le village olympique correspondait, car il y avait à la fois cette ambition formelle, le multilingue et l’univers proche du scolaire, avec des personnages assez jeunes, enfermés, et ayant des relations.

Vous mentionnez le contexte géographique du film, qui est pratiquement un huis-clos, limité aux couloirs et aux chambres du village olympique. Pourquoi cette économie de lieux ?

Je suis peut-être un peu rigide, mais j’ai toujours en tête cette recherche de la tenue formelle, et puis, pour parler de l’époque contemporaine, j’ai l’impression que c’est intéressant d’utiliser ces univers clos. À l’image de Yorgos Lanthimos, au début, ou encore Wes Anderson. Après, peut-être que c’est un truc de peureux, d’enfermer les personnages dans un univers…

La satire, ça vous connaît : vous avez en effet réalisé plusieurs épisodes de la série Parlement. Pourquoi avoir choisi de reprendre le ton satirique pour traiter le monde du sport ?  

Quand j’ai lu le premier épisode de Parlement, il y a eu comme un match parfait [série créée par Noé Debré et Daran Johnson. Parlement raille le monde parlementaire en suivant les déboires de son héros campé par Xavier Lacaille. La série, dont Jérémie Sein a réalisé plusieurs épisodes, est diffusée sur France.tv Slash depuis 2020, ndlr]. Je l’ai lu et je me suis rendu compte que c’était exactement ce que j’aime. Mon ton initial s'est retrouvé dans Parlement, je ne l’ai pas trouvé a posteriori. Et puis la tonalité de la série, bien que proche, me paraît plus sophistiquée et plus intellectuelle. Là où L’Esprit Coubertin est plus puéril et régressif.

Les personnages de Grégoire Ludig et de Laura Felpin sont particulièrement piquants et rappellent le héros pas très professionnel de The Office : Michael Scott, incarné par Steve Carell. Quels personnages vous ont inspiré pour écrire ceux du film ? 

A vrai dire, certains personnages sont tirés du réel, mais je ne donnerai pas de noms ! Ils sont inspirés de figures que j’ai croisées, de gens qui se pensent supérieurs à tous les niveaux,  intellectuellement et sportivement. En fin de compte, ma méthode pour les personnages c’est de les mettre en circuit fermé.

Ils dialoguent assez peu et soliloquent en permanence, à l’image du personnage de Laura Felpin qui passe son temps à mentionner ses bonnes actions sur le village [Laura Felpin interprète Marie-Aude, chargée d’accueil et responsable des athlètes tricolores au village olympique, ndlr], ou encore, le personnage de Grégoire Ludig [il interprète Lionel, dirigeant de la fédération française, ndlr], qui rappelle sans cesse qu’il est judoka et qu’il a eu une médaille d’or. Je pense que c’est ça ma dynamique comique. 

Pour ce qui est des références, j’en ai pas mal. Je me réfère beaucoup au Simpson, pour les univers et la mise en scène. Il y a aussi une série que j’adore s’appelle The Last Man on Earth [créée par Will Forte, la série narre le quotidien de Phil Miller, dernier homme sur terre] et met en scène ce type de personnages comiques. Des personnages qui sont en recherche d’attention, qui n’écoutent pas les autres… Ça renvoie à l’enfance. 

Vous n’épargnez pas non plus le monde médiatique, avec les personnages de Sacha Béhar et d’Augustin Shackelpopoulos, qui campent deux journalistes de chaîne d’information en continu incompétents et assez irrespectueux. Qu’est-ce qu’ils incarnent pour vous ?    

J’ai longtemps travaillé à I-Télé et je suis partie quand elle est devenue CNews [la chaîne est arrivée à l’antenne le 25 février 2017, ndlr]. J’ai donc un rapport affectif et riche aux chaînes d’information en continu, bien que j’ai été technicien. Ce qu’ils incarnent pour moi, c’est l’ère du commentaire et de l’opinion. Dans cette sphère, il y a cette manière d’être un faux critique finalement très consensuel avec le pouvoir. Ils sont forts avec les faibles et faibles avec les forts. C’est très visible dans les chaînes d’info qui se présentent comme des insider ayant des contacts avec la politique, pour finalement porter une critique inoffensive.  

En opposition aux deux commentateurs télé, le personnage de Laure, campé par Suzy Bemba, est une jeune journaliste déterminée. Observez-vous dans ce milieu du journalisme une fracture générationnelle ? 

Je dirais plutôt que j’aimais bien l’idée d’avoir un personnage idéaliste et qui soit un peu le seul à l’être. Mais il fallait aussi qu’il soit maladroit, car je ne trouvais pas ça intéressant que le personnage soit une lanceuse d’alerte hyper puissante. Laure est un peu nulle à certains endroits et pas très à l’aise. Mais oui, c’était important de montrer cette fracture. L’époque le montre d’ailleurs à plein d’endroits. Et puis j’aime bien l’idée que le « personnage « agent de raison » soit un peu malmené par les autres. 

Globalement, le film critique plusieurs institutions : médiatique, sportive mais aussi politique. Le film fait d’ailleurs l’économie de scènes avec des représentants politiques – à l’exception d’une scène hilarante avec Aure Atika. Était-ce un moyen pour vous de dénoncer le manque d’implication de la classe politique dans le sport et dans l’organisation des jeux ?

Ce n’était pas vraiment sur l’organisation des Jeux, les enjeux sont tellement pharaoniques qu’ils dépasseront sûrement les problèmes mentionnés dans le film… Ce qui m'intéressait plutôt, c’était de parler de l’ère des communicants. Le personnage d’Aure Atika [elle interprète une ministre des Sports incompétente, ndlr] n’est qu’une incarnation de personnalité politique suppléée par un jeune loup de la communication qui lui souffle tout.

Je ne révolutionne pas la critique politique, cette dimension est maintenant bien identifiée du grand public  – elle a d’ailleurs été amplifiée avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir.  Mais je trouve toutefois que ce type de critique, mais aussi de personnages, ne s’est pas encore emparé de la fiction. On en est encore à la représentation des politiques comme de fins stratèges, un peu à la Baron noir [création originale Canal+, qui mettait en scène le déclin de la gauche en France au travers d’un député du nord, Philippe Rickwaert, incarné par Kad Merad, ndlr].

Le titre du film tire son nom de la formule de Pierre de Coubertin [ancien président du Comité international olympique]. Le héros, Paul, subit une pression pour réussir. L’esprit « Coubertin », de Compétition, vous en pensez quoi ?   

Je suis né en 1984 et j’ai grandi dans les années 90, une période bien binaire sur la question du genre. Globalement, les références étaient Pamela Anderson et Bruce Willis, soit la sexiness d’un côté et la force virile de l’autre. J’ai grandi au milieu de ça et dans un coin – la Côte basque – où les gens sont divisés entre rugby, hockey et surf.

J’ai donc eu cet esprit de compétition et cet état d’esprit viriliste. En mûrissant, je pense avoir évolué sur ces questions. Je pense d’ailleurs que la Fémis m’a permis de commencer à déconstruire tout ça, en comprenant que chacun avait sa place. S’il y a bien un endroit où l’on doit se séparer de la compétition, c’est dans l’art et la création. Ce qui m'importait avec ce film, c’était de faire un anti-film de sport. Je ne pense pas que la compétition révèle le bon des gens. Elle peut révéler leur force de caractère, mais rarement le fond. Même un film comme Rasta Rockett [Jon Turteltaub, 1993, ndlr], plutôt sympathique, raconte que la compétition révèle les gens. Pour ma part, je me range davantage du côté de Bennett Miller et de Raging Bull [Martin Scorsese, 1980, ndlr]. La compétition détruit.

Le personnage de Paul est puceau – ce rapport à la sexualité tient une place importante dans le film. Vous instaurez d’ailleurs une relation œdipienne entre Paul et Sonia. Pourquoi ?  

J’ai toujours été intéressé par la question de la virginité tardive. C’était d’ailleurs au centre de mon dossier d’entrée à la Fémis. Le thème à l’époque était « jamais » et j’avais interviewé plusieurs personnes sur cette question. La figure de la vierge est assez évidente en termes d’esthétique. Elle a traversé la mythologie et la religion, mais l’image du puceau… Pas tant que ça. Qu’est-ce que préservent ces garçons ?

Aujourd’hui, l'asexualité répond en partie à cette question, même si au moment de l’écriture du film, ce sujet ne m’était pas parvenu. D’aucuns peuvent penser que le personnage de Paul est asexuel, même si ce n’est pas mon avis. J’ai l’impression que Paul préserve l’âge de l’adolescence, durant lequel il a subi un deuil. Pour lui, rester prépubère, c’est ne pas prendre le risque de souffrir et ne pas se confronter à ce que la sexualité et le désir convoquent.

« La figure de la vierge est assez évidente en termes d’esthétique. Elle a traversé la mythologie et la religion, mais l’image du puceau… Pas tant que ça. Qu’est-ce que préservent ces garçons ? »

Vous faites de Paul un anti-héros plutôt antipathique. Pourquoi ce choix risqué ?

C’est à vrai dire tout l’enjeu du film : partir de loin avec le héros. Je ne crois pas au save the cat, ce modèle de lecture selon lequel il faudrait qu’on ait une empathie immédiate avec le personnage principal. Ça me fait penser à une scène, que j’ai retirée du film, dans laquelle Paul mettait en joue un chat qui l’embête. Je trouve ça plus intéressant si le trajet du héros est long et qu’il tient tout le film. Même si son trajet n’est pas terminé à la fin, sa rencontre finale donne un espoir sur son avenir. 

Avec son bouc, son survet, le look de Paul porte une identité sociale très marquée. Vous n’aviez pas peur de tomber dans un cliché ?

Benjamin Voisin est très beau, c’est vraiment difficile de le rendre moche. Il doit modifier tellement d’aspects physiques, voire modifier son regard pour s'enlaidir. C’est d’ailleurs ce travail de construction qui l’a intéressé. Quant au cliché, c’était mon objectif. Je voulais avoir ce point de départ pour m’en éloigner au fur et à mesure.

Je suis persuadé qu’avec ce choix je perds pas mal de spectateurs. Je sens que le film divise à cet endroit. La trajectoire du personnage est un slow burn. J’ai eu des retours de gens me demandant : « Pourquoi on ne précise pas qu’il est neuroatypique ? » Sauf que Paul ne l’est pas. Il a juste arrêté d’évoluer à la perte d’un proche et reste bloqué à cette époque. 

Il y a quelque temps est sorti Bis Repetita d’Emilie Noblet, une comédie tout aussi originale et décalée. Vous avez collaboré ensemble il me semble, tout comme Noé Debré (Le Dernier des Juifs). Avez-vous l’impression de participer à un renouveau de la comédie hexagonale ?

Je ne cherche pas à incarner un renouveau et je ne pense pas que la comédie française soit malade. Il y a eu d’excellentes comédies récemment. Je pense à Oranges sanguines (2021) ou les films de Quentin Dupieux. En tout cas, j’ai l’impression d’avoir trouvé avec eux une famille de comédie. Des comédies se voulant idiotes tout en étant sophistiquées ou ambitieuses. À vrai dire, j’ai été très ému par Bis Repetita, mais je n’ai pas dressé de fil entre Emilie Noblet et moi – à l’exception de Xavier Lacaille (premier rôle de Parlement et acteur de Bis Repetita). De même que lorsque j’ai vu Le Dernier des Juifs. En voyant leurs films, j’ai vu nos singularités.

Quels sont vos futurs projets ?

Je pense refaire une comédie, plus radicale et moins potache. Le fait d’avoir eu un enfant m’a fait mûrir sur les questions de filiation, ça ira peut-être de ce côté-là. Il y a deux types de film de genre qui me passionnent : la comédie et l’horreur. Du moment qu’on essaye de créer un effet physique sur le spectateur, on est dans le film de genre. Florent Bernard a réussi à alterner entre les deux genres récemment, en écrivant Vermines (Sébastien Vaniček, 2023) et en réalisant Nous, les Leroy. Et puis ce goût est vraiment lié à l’enfance, où mes parents ne filtraient pas beaucoup ce qu’on regardait. J’ai vraiment l’impression d’avoir grandi sans le filtre parental.

L’Esprit Coubertin (Bac Films, 1h18), sortie le 8 mai 2024

Image : © Bac Films - Alex Pixelle

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