
Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
Écrit par Charlie Brooker et réalisé par Haolu Wang, « Hôtel Rêverie », l’épisode 3 de la saison 7 de Black Mirror, met en scène Brandy Friday (Issa Rae), une star hollywoodienne partie tourner le remake d’une romance vintage britannique. La production est gérée avec le logiciel d’intelligence artificielle ReDream, qui insère des stars modernes dans des films d’antan. Plongée dans une réalité virtuelle où elle doit jouer en temps réel, Brandy rencontre Clara (Emma Corrin), son love interest dans le film Hotel Reverie, joué par Dorothy Chambers, son actrice préférée de l’âge d’or hollywoodien.
Piégée dans ce tournage interactif à la suite d’un bug, Brandy tombe sous le charme de Clara. L’intelligence artificielle commence, elle, à acquérir les souvenirs de Dorothy…
Meet cute entre le Hollywood d’hier et d’aujourd’hui
Une fois l’exposition passée, la magie opère dans un noir et blanc d’antan. L’action principale a lieu dans le bar d’un hôtel, réminiscence du café de Rick dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942). Charlie Brooker a avancé une autre source d’inspiration : Brève rencontre de David Lean (1945), une romance impossible entre deux personnages mariés. Le film fonctionne si bien comme métaphore d’une relation homosexuelle qu’il a fait l’objet d’une adaptation théâtrale gay en 2015 à Londres.
Le récit méta d’« Hôtel Rêverie » joue sur le choc produit par la rencontre entre deux époques : Brandy est une actrice noire au timing comique moderne, tandis que Clara représente une féminité blanche et bourgeoise d’un autre temps. Le jeu très naturel d’Issa Rae, critiqué sur internet, vient appuyer ce contraste : les actrices des années 1940 ne jouent pas comme celles des années 2020. L’anachronisme sert de ressort à leur romance : Clara s’amuse des mots étranges qui sortent de la bouche de Brandy. Dans ce double rôle d’une intelligence artificielle modelée sur une actrice des années 1940, la star non-binaire Emma Corrin brille de mille feux. Iel dégage un charme mélancolique et un glamour old school fascinant.
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Bons baisers du « Sewing Circle »
Le personnage de Dorothy Chambers fait écho aux stars de l’âge d’or de Hollywood qui ont traversé cette période en restant au placard, pour ne pas ruiner leurs carrières. Même l’icône Marlène Dietrich n’était pas out auprès du grand public. L’actrice bisexuelle a en revanche mentionné l’existence secrète du « Sewing Circle » (en référence aux cercles de couture féminins). Actif de l’ère du muet jusqu’aux années 1950, il réunit tout ce qu’Hollywood compte alors d’artistes lesbiennes et bisexuelles.
Si les sources sûres restent rares (notons l’essai d’Axel Madsen « The Sewing Circle: Sappho’s Leading Ladies », paru en 2002), il aurait été fréquenté par Greta Garbo, Mercedes de Acosta, Tallulah Bankhead, Joan Crawford, Agnes Moorehead ou Alla Nazimova. Nul doute que Dorothy Chambers aurait franchi avec joie les portes de ce « Sewing Circle » !
Le couple mixte formé par Dorothy et Brandy dans l’épisode résonne avec la rumeur d’une liaison entre Marlène Dietrich et Anna May Wong, première grande star sino-américaine à Hollywood, qui fait d’ailleurs l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française jusqu’au 5 mai. Leur alchimie palpable dans le film Shanghai Express de Josef von Sternberg (1932) n’était pas passée inaperçue.
En imaginant dans « Hôtel Rêverie » la fabrication d’un remake où le personnage masculin blanc est réimaginé en un personnage féminin noir, Charlie Brooker commente également le Hollywood d’aujourd’hui et la tendance aux remakes avec un casting color-blind. En ne tenant pas compte de l’origine ethnique, ils permettent à des interprètes racisés de tenir le haut de l’affiche, à l’instar de Halle Bailey dans le film live-action La Petite Sirène, sorti en 2023. Si les réactions épidermiques teintées de racisme ne manquent pas d’éclater sur les réseaux sociaux à chaque remake inclusif, l’épisode « Hôtel Rêverie » normalise cette pratique. Le remake avec Brandy est d’ailleurs un succès à sa sortie.

Et elles vécurent (presque) heureuses
L’épisode « Hôtel Rêverie » convoque les fantômes de l’histoire queer du cinéma hollywoodien. La fin tragique du « film dans le film » fait écho à celles de productions comme La fille de Dracula de Lambert Hillyer (1936) ou Rebecca d’Alfred Hitchcock (1940), qui s’achevaient immanquablement par la mort de la protagoniste codifiée lesbienne, histoire de restaurer l’ordre (hétéronormatif) et la morale. Hollywood est alors soumis à la censure du Code Hays. Appliqué de 1934 à 1966, il interdit toute évocation de l’homosexualité et autres comportements jugés « déviants ». Ce trope narratif, surnommé le « Dead lesbian syndrome », a perduré sur le petit et grand écran. Consciente de l’histoire de Hollywood avec la représentation LGBTQ+, Black Mirror dépasse cette fin démoralisante.
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À la manière de l’inoubliable « San Junipero » (S03E04), autre romance saphique dans une réalité virtuelle, l’épisode s’achève sur une note douce-amère. Revenue aux Etats-Unis, Brandy reçoit un colis de la société ReDream qui lui permet d’interagir à nouveau avec Dorothy. La technologie rend possible un amour impossible. C’est encore grâce à une romance lesbienne que Black Mirror, série au ton habituellement pessimiste, s’autorise à laisser entrer un peu de lumière.
Pour voir l’épisode sur Netflix, cliquez sur ce lien.