
Dans une des premières séquences, Alpha a alors cinq ans, et elle dessine sur les bras de son oncle Amine. Elle trace une sorte de carte, de chemin, dessinant entre ce qui ressemble à des marques de seringue, ou au sarcome de Kaposi, symptôme d’un sida à un stade avancé. Comment avez-vous pensé cette scène qui, par sa douceur, tranche avec les représentations sensationnalistes autour de la maladie ?
Je n’avais pas pensé que ces marques puissent évoquer le sarcome de Kaposi — ce que vous me dites me fait réfléchir. Ça me perturbe, mais dans le bon sens. Parce qu’évidemment, au début de l’écriture du film, l’idée de parler du sida frontalement m’a effleurée. Mais je me suis rendu compte que si j’empruntais cette voie, il aurait fallu que je réalise un film d’histoire, très précis. Or, ce que je voulais, c’était parler d’un ressenti : l’horreur de ces années-là, du traitement d’êtres humains par d’autres êtres humains, et de l’impact que ça a eu sur notre génération. C’est pour ça que j’ai choisi de ne pas montrer « la vraie maladie ». Mais si vous l’avez ressenti comme ça, c’est que quelque chose a transpiré — inconsciemment — dans ma manière de diriger mon chef déco, les effets spéciaux, la fabrication des trous sous la peau…
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Le premier mot prononcé dans le film, c’est « joli » : ce n’est pas un hasard. Tout est vu à travers le point de vue d’Alpha, le regard d’une enfant. Elle a cinq ans, puis treize. Treize ans, c’est encore une gosse. Elle découvre l’horreur du monde, mais elle est encore capable de voir les gens de manière belle. Elle est encore vierge du rejet, de la peur, de l’égoïsme du monde adulte. Sur les traces d’injection des bras de son oncle, elle fait les jeux qu’on faisait enfants dans les cahiers de coloriage — relier les points pour faire apparaître une image. Son dessin ressemble à une constellation.
« Alpha », c’est le nom qu’on donne à la première étoile d’une constellation quand on la découvre. Cette idée des astres vient d’une envie de sacraliser les corps des malades, de les rendre beaux. « Alpha », c’est aussi quelqu’un qui doit advenir, qui doit fleurir dans un monde où tout meurt. La question du film, c’est un peu ça : est-ce possible d’éclore dans un monde comme celui-là ?
À l’hôpital, Alpha tombe sur son prof d’anglais, dont le compagnon malade apparaît statufié. Elle le dévisage, et lui l’interpelle en lui demandant si elle a un problème. Elle lui répond qu’elle le trouve très beau… Comment le figement des corps, comme des sculptures, vous est apparu comme une manière intéressante de figurer les malades ?
Justement, je voulais les rendre beaux. Et je savais que c’était un risque énorme, surtout quand on pense à la réputation de mes films. Même si ce n’est pas mon intention première, ils choquent, ils dérangent… Là, le risque, c’était que les gens soient repoussés par les malades — ce qui aurait été totalement contraire à ce que je voulais faire avec Alpha. Ce serait avoir trahi. Il fallait donc trouver l’image juste pour que cette réaction de rejet n’ait jamais lieu.
Au lieu de mettre toute la pression sur cette image, sur son rendu, sur son esthétique, je me suis dit que la clé, c’était le regard d’Alpha. À partir du moment où c’est une enfant qui voit profondément les malades comme beaux, c’est réglé. Je me suis rendu compte que le regard de cette ado de treize ans était plus important que le mien en tant que réalisatrice.
Quant à l’image du corps figé, du gisant, elle est liée à une théorie qui s’appelle le « syndrome du gisant ». Elle est très controversée, parce qu’elle s’inscrit dans une pensée très jungienne, donc pas très stable d’un point de vue scientifique. Mais elle dit quelque chose de fort : quand une mort brutale est niée, non acceptée, rendue taboue… les générations suivantes peuvent développer les symptômes ou les conditions de cette mort, même sans avoir connu les morts en question. C’est une sorte de mémoire du corps, de l’histoire.
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Je trouvais que l’image du gisant portait cette idée de traumatisme transgénérationnel très puissamment. C’est une image qui élève la mort, qui la rend sacrée — dans un sens profane, humain — et qui touche à la dignité, à la mémoire.
La pierre, c’est un élément non mutable — le seul changement possible, c’est qu’elle devienne poussière. Si je devais définir la mort, ce serait ça : l’absence de mutation. Plus rien ne bouge. C’est terminé. La cohabitation entre la pierre et la chair au sein d’un même être humain, ça me renvoie à ma propre peur de la mort : celle d’un vivant déjà contaminé par l’immobilité.
La chanson “The Mercy Seat” de Nick Cave, que l’on entend dans un des moments les plus bouleversants du film, parle d’un condamné à mort sur une chaise électrique qui chante “I’m not afraid to die.” Qu’est-ce qui vous parle dans ce morceau ?
Nick Cave, déjà, c’est une de mes idoles absolues. Ma manière d’utiliser des musiques préexistantes dans mes films est très particulière : les morceaux sont déjà là au moment de l’écriture du scénario, et je ne change jamais d’avis en post-production.Si j’utilise une chanson, c’est parce que je délègue ma voix à quelqu’un d’autre. L’artiste devient le narrateur. À ce moment-là, dans cette scène, Alpha devient vivante pour la première fois. Elle est libérée. Pourtant, la chanson dit exactement l’inverse. Elle parle de l’inévitabilité de ce qui va arriver. C’est un moment de tension extrême, de grâce tragique. Et ça, je ne pouvais pas mieux le dire que Nick Cave.Pour moi, c’est un vrai crève-cœur. C’est pour ça que j’ai fait ce montage parallèle : d’un côté, la chorégraphie d’Amine dans le bar, avec sa pétrification progressive ; de l’autre, ces instants où il apparaît heureux, souriant, avec ce halo lumineux qui en fait un ange. C’est ça qui me bouleverse. Parce que c’est souvent comme ça qu’on se souvient des gens qu’on a aimés et qui sont partis. On pense à la mort et à la vie en même temps.

Autre image marquante : Alpha ne parle pas la même langue que sa grand-mère, et pourtant elle la serre dans ses bras. Dans ce plan, il y a tout à la fois l’incommunicabilité et l’étreinte. Comment cela entre-t-il en tension dans le film ?
En y repensant, c’est fou qu’on ait mis quarante ans à parler du sida. Et encore aujourd’hui, on peine à mesurer l’ampleur de ce qui s’est passé : l’horreur, la maltraitance dont le monde entier a été capable. Christophe Honoré en parle dans son magnifique spectacle Les Idoles, Carla Simón aussi, dans Romería, en Compétition. De plus en plus de romans sortent sur cette époque. Mais pendant des décennies, il n’y a rien eu. Pas de parole. Pas de deuil. Pas de réparation. C’est inadmissible. Alors oui, cette étreinte avec la grand-mère… évidemment, ça me parle. Parce que c’est exactement le rapport que j’avais avec la mienne : on ne se comprenait pas, et pourtant… on se comprenait. C’est la richesse d’être dans une double culture. Ce paradoxe. Cette ouverture faite de portes closes. On croit qu’on est dans le silence, mais en réalité, c’est une ouverture énorme. Très inquiète, très ambivalente… mais réelle. Et je reviens à ce mot que vous avez utilisé : l’étreinte. Il m’a fait tilt tout de suite. Parce que justement, à cette époque, l’intimité physique avec les malades était interdite. J’ai voulu que, dans le film, elle devienne souveraine.
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