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Richard Linklater

  • Josephine Leroy
  • 2019-11-29

Depuis ses débuts à la fin des années 1980, il s’est imposé, dans une forme de rébellion décontractée, comme l’une des figures de proue du cinéma indépendant américain. Entre le teenmovie (Dazed and Confused, 1993), les pérégrinations romantiques et philosophiques (la trilogie surnommée « Before »), un spectaculaire portrait sur la mue d’un garçon qui devient homme tourné sur douze ans (Boyhood), l’animation SF (A Scanner Darkly, 2006) ou encore un film sur des vétérans de guerre (Last Flag Flying, 2018), la filmographie éclatée de Richard Linklater prend souvent des virages inattendus. Mais derrière cette boulimie d’expérimentations, son cinéma tient son unité dans sa manière de toujours repenser les préconçus et de défendre les marges. Rencontre avec le cinéaste texan à l’occasion de la rétrospective et l’exposition que le Centre Pompidou consacre jusqu’à janvier 2020 à ce maître des horloges qui, tout en mûrissant longuement ses projets, n’a pas peur d’en mener plusieurs de front.

Que vous inspire Austin, où vous vivez depuis longtemps et que vous avez pas mal filmé ?

J’ai commencé à filmer Austin dans Slacker, mon deuxième film. Après l’avoir vu, certains habitants se sont plaints du fait que je filmais les quartiers les plus moches de la ville. Parce que c’est aussi un endroit très joli, avec de très beaux lacs. Mais bon, ce n’est pas mon boulot de chroniquer les beaux espaces de ma ville ou de mon pays.

Pour une scène de Dazed and Confused, vous avez construit une réplique de la « Moon Tower », cette grande structure en métal ressemblant à un échafaudage qui est emblématique de la ville d’Austin, et que le Centre Pompidou a installé à l’entrée de votre exposition.

Oui. C’est fou de se dire que la vraie Moon Tower d’Austin a été bâtie au XIXe siècle. Officiellement, l’histoire raconte que les architectes voulaient simuler l’effet lumineux créé par la pleine lune en construisant une structure en haut de laquelle ils installeraient une boule de lumière. Vous savez pourquoi on l’aurait conçue en réalité ? Parce qu’un serial killer sévissait sans jamais être rattrapé. Il y a une rumeur, quand même assez documentée – j’ai un ami qui travaille sur le sujet – qui prétend que ce type s’est enfui en Angleterre et qu’il y est devenu Jack L’Éventreur. On n’a jamais pu vraiment le prouver, mais les crimes ont cessé à Austin quand des vagues de meurtres ont soudainement frappé Londres. Et dans les deux cas, le tueur visait des jeunes femmes domestiques et des prostituées…

La Moon Tower, vue d’exposition © Hervé Veronese, Centre Pompidou

L’histoire de ce monument local est vraiment macabre pour un teenmovie aussi déluré et léger que Dazed and Confused. Vous aviez ce paradoxe en tête à l’époque ?

Disons que je vois maintenant qu’il y a une connotation un peu morbide. Mais quand je tournais Dazed and Confused, j’ai avant tout utilisé la Moon Tower comme un moyen d’illuminer par une source de lumière puissante des ados qui faisaient la fête en plein air. 

En 1985, vous avez fondé la Austin Film Society, qui visait au départ à promouvoir et projeter des films peu connus et qui détient maintenant un cinéma, des studios et apporte des aides financières à certaines productions. Vous aviez 25 ans à l’époque. Vous pouvez nous raconter sa naissance ?

C’est incroyable ce qu’on a réussi à accomplir avec cette société, qui est née, je dois dire, d’une envie un peu égoïste. J’étais frustré de ne pas pouvoir voir le cinéma que j’aimais. Je me disais : « J’ai envie de découvrir tous ces films, peut-être que d’autres gens aussi. » C’était avant que je réalise quoi que ce soit. J’étais assez timide à l’époque mais j’avais envie de créer quelque chose. Je lisais Notes sur le Cinématographe de Robert Bresson. Ça m’a inspiré. Donc on a monté cette association d’arts avec des amis. On faisait notre promo dans la rue, on se prenait pour un groupe de pop. On distribuait des flyers, on organisait des projections. On n’avait pas pour ambition d’engranger beaucoup de recettes mais plutôt de fonder une société qui tiendrait ses finances en équilibre. Les quatre ou cinq premières années, personne n’était payé, on était dans la précarité. Ce n’est qu’au bout de dix ans qu’on a commencé à pouvoir rémunérer les gens, en embaucher. Ça m’a vraiment appris que tant qu’on n’est pas à la recherche du profit, on peut tout faire.

Boyhood, photographie de tournage © Boyhood Inc. IFC Productions, I L.L.C., Matt Lankes
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Dans Boyhood comme dans « Before », qui raconte en trois volets sortis en 1995, 2004 et 2013 la naissance, les errances et le délitement d’un couple (Ethan Hawke et Julie Delpy), il est question de féminisme, d’écologie, d’anticapitalisme. Des sujets brûlants aujourd’hui, moins à l’époque. Est-ce que vous pensez que le fait de vous être engagé sur le long-terme vous a permis de saisir avec plus d’acuité les révoltes politiques contemporaines ?

Je ne sais pas. Je pense que quand on s’extrait du temps médiatique, quand on est honnête avec soi-même et qu’on se nourrit de ce qu’on fait tous les jours, de nos discussions avec des amis, il y a de fortes chances qu’on donne du sens à ce qu’on veut raconter, et qu’ensuite ce récit puisse potentiellement s’inscrire dans le temps.

Photogramme A Scanner Darkly © Warner Bros.

En 2001 et 2006, vous avez réalisé les films d’animation A Waking Life and A Scanner Darkly. Vous avez un peu remis au goût du jour la technique de la rotoscopie, qui consiste à dessiner un objet ou un personnage à partir d’images en prises de vue réelles. Comment sont nés ces deux projets à part dans votre filmographie ?

Des amis à moi dessinaient des choses et je regardais ce qu’ils faisaient avec pas mal d’intérêt. J’avais envie de faire de l’animation depuis pas mal de temps. En tant que réalisateur, je suis toujours à la recherche de défis formels pour raconter mes histoires. Ces deux projets, quoi que différents, s’y prêtaient  bien. A Waking Life est une sorte de « dreamscape ». Le film vient de mon envie de parler de ces gens qui cherchent à s’évader par la drogue ou par l’automédication. Et la rotoscopie, c’est idéal pour réfléchir à la frontière entre réalité et fiction.

La rotoscopie, c’est idéal pour réfléchir à la frontière entre réalité et fiction.

Richard Linklater

Avec Dazed and Confused, votre premier teenmovie dans lequel on traîne avec une bande de jeunes lycéens texans pendant un jour et une nuit, que cherchiez-vous à exprimer sur l’adolescence ?

Quand j’ai fait Dazed and Confused, ça faisait environ dix ans que j’avais commencé à réaliser des films. Je doutais, c’était une période un peu vide, triste. Et je me suis rappelé à quel point l’adolescence était un âge passionnant à raconter. J’aimais bien les teenmovies de John Hugues [cinéaste américain ayant signé des teenmovies culte comme The Breakfast Club, sorti en 1985, ndlr] mais j’ai eu envie de faire le mien. Je voulais restituer la légèreté des ados, leurs façons de zoner dans la ville, cette façon qu’ils ont de vouloir montrer qu’ils sont cools. Pour moi, ça ne nécessitait pas qu’on y ajoute de grands drames : dans le film, personne ne meurt, aucune fille ne tombe enceinte par accident… Pareil dans Boyhood [qui chronique la vie du personnage de Mason, joué par Ellar Coltrane, de son enfance à son entrée dans l’âge adulte, ndlr]. En général, les spectateurs s’attendent à ce qu’un événement dramatique fasse vaciller le récit. J’ai voulu éviter ça. Je n’avais pas envie d’une scène où un ado en crise s’énerve en cassant de la vaisselle. L’idée que j’ai envie de véhiculer par rapport à l’adolescence, qui est une période de grande incertitude, c’est que même si on n’en a pas conscience sur le coup, on peut se tirer de tous les problèmes, de toutes les situations merdiques.

Dazed and Confused, qui prend place au milieu des années 1970, est aussi une ode à la contre-culture des années 1960. Et de manière générale, votre cinéma est très souvent mû par un désir d’anticonformisme…

Oui, j’ai toujours détesté ce qui est mainstream. Je trouve que la culture underground exprime bien plus de choses. D’ailleurs, je suis en train de travailler sur un projet autour de la première contre-culture, le Transcendantalisme. Je ne crois pas qu’on connaisse bien cette période des États-Unis en France, mais plein de figures importantes ont émergé comme Margaret Fuller, Henry David Thoreau, Waldo Emerson… Ils étaient en avance sur tout. Ça déprimerait les gens s’ils voyaient à quel point ils étaient progressistes non seulement pour leur époque mais pour la nôtre. Ils étaient très radicaux. Mais comme les récits nationaux se basent plus sur les prouesses, les défaites militaires que sur les grands mouvements intellectuels et culturels progressistes, qui sont plutôt racontés par les écrivains, les artistes, on oublie vite l’apport de ces courants de pensée. 

Vous vous attaquez d’ailleurs à ce culte étrange qu’on développe pour l’armée aux États-Unis dans Last Flag Flying.

Parce qu’il n’a rien de défendable ! Mais c’est très imprégné dans la culture américaine. On  met tellement d’argent dans la politique de défense. Ça craint. Ce qui m’intéressait avec Last Flag Flying, c’était de me mettre à la place de personnes qui ont été directement confrontées à la guerre, comme mon père, et qui en ont souffert. On a tous des parents, des grands parents qui se sont retrouvés à devoir faire cette chose atroce.

Photogramme de Boyhood (2014) © Boyhood Inc. IFC Productions I, L.L.C.
Tous droits réservés

Les scènes de huis clos en voiture permettent souvent à vos personnages d’exprimer ce qu’ils se retiennent de dire en dehors. Pourquoi ce motif revient si souvent dans votre cinéma ?

Je crois que ça vient de mon enfance et de mon adolescence. Je me souviens de longues virées en voiture avec mes parents où je me sentais prisonnier dans ce véhicule. Dans ces situations-là, on ne peut aller nulle part. On ne peut pas se lever et partir. Alors que fuir les parents, c’est ce que souhaitent le plus au monde les ados ! C’est cette promiscuité forcée qui permet parfois de se dire les choses. Mais j’ai détesté filmer dans les voitures. Ça a été horrible. Pendant le tournage de Boyhood, on devait s’y coller tous les ans.

Photogramme de Before Sunrise (1995) © Warner Bros.

Beaucoup de vos personnages masculins imposent leur sensibilité, doutent de leur virilité face à d’autres figures plus brutales et dominantes. C’est important pour vous de valoriser un modèle masculin plus nuancé que ce qu’on voit habituellement dans la fiction ?

J’ai du mal avec le modèle d’autorité virile qui prédomine dans la société, que ce soit au niveau familial avec les pères ou professionnel avec les patrons. Je travaille d’ailleurs bien mieux avec les femmes en général. Non pas que je refuse de travailler avec des hommes, mais la plupart du temps, quand il est question de pouvoir, les hommes peuvent devenir compétitifs, arrogants. Mais bon, j’essaie quand même de nuancer les choses dans mes films. Certains personnages masculins peuvent avoir des comportements limites, comme le beau-père de Mason dans Boyhood, mais j’essaie aussi d’observer leurs failles. Lui par exemple tente d’être un bon père mais se trompe complètement dans sa manière de faire.

En plus de votre projet sur le Transcendantalisme, vous travaillez sur une comédie musicale et surtout un mystérieux film sur la NASA qui se situera dans les années 1960, mais dont on sait peu de choses. Vous pouvez nous en dire plus ?

J’avais envie depuis pas mal de temps de raconter une histoire autour d’un enfant. Ma propre enfance est remontée à la surface lors de la troisième année de tournage de Boyhood. À l’âge qu’avait Mason, je vivais à Houston. C’était pendant l’ère spatiale. Je me souviens de ma très grande fascination pour la NASA. Ces souvenirs m’ont poussé à collecter plein d’images d’archives sur le premier atterrissage de l’homme sur la Lune en 1969, que j’avais très envie de reproduire dans ma fiction. Je ne sais pas ce que ça va donner, mais c’est un projet qui me tient très à cœur.

Crédit photo : © Boyhood Inc. IFC Productions I, L.L.C., Matt Lankes / Tous droits réservés

: « Exposition et rétrospective Richard Linklater », jusqu’au 6 janvier 2020 au Centre Pompidou

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