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Jean-Claude Brisseau et son fantôme

  • Juliette Reitzer
  • 2013-02-06

Quelle a été l’impulsion première pour cette Fille de nulle part ?
Ce film, je l’ai fait parce que la jeune comédienne qui joue dedans, Virginie Legeay – mon élève à la Femis et mon assistante sur Les Anges exterminateurs –, m’a sollicité. J’ai touché 62 000 euros au moment de la mort de Bruno Cremer et je me suis dit : « Je vais dépenser cet argent pour faire un petit film. » En réalité, j’ai eu un dépassement de 150 % du budget. Heureusement que j’ai eu un prix à Locarno, sinon j’aurais eu de graves difficultés. Ça m’a beaucoup intéressé de le faire mais ça a été pénible, essentiellement parce que j’ai joué dedans. J’ai perdu un peu de ma sérénité. Parfois, je perdais pied quand je jouais, il fallait reprendre dix fois.

La liberté de l’équipe légère et du format numérique vous a-t-elle rappelé le tournage en Super-8 de votre premier film, La Croisée des chemins (1975) ?
Bien sûr. J’ai fait mon premier film grâce à ça, parce que j’avais acheté une caméra Super-8 sonore. C’était un tournage très décontracté, et j’avais la nostalgie de ces tournages-là. Je vous donne un exemple : dans La Croisée des chemins, il y a une scène où joue mon oncle, et au tournage, il n’était pas bon. On arrête, on bouffe, il picole un peu et là, brutalement, il est bien. Comme c’était un tournage léger, j’ai foutu deux loupiotes et on a filmé. Sur un tournage professionnel, on n’aurait jamais eu cette réactivité. Sur La Fille de nulle part, il y avait une seule personne à l’image et au son. L’assistante réalisatrice, c’était Virginie, qui était aussi actrice. Au sens habituel du terme, il n’y avait pas d’assistant réalisateur, mais il n’y en a jamais sur mes films. Lisa, ma femme, est la monteuse. Il y avait aussi l’assistante de Lisa, qui en avait marre que je l’envoie chercher de la bière. En dehors de ça, il n’y avait personne.

La Fille de nulle part est quasiment un huis clos, avec très peu de séquences en dehors de l’appartement. Pourquoi ?
Parce que je n’avais pas les moyens d’aller ailleurs ! À chaque fois que je fais un film, je me demande quels sont les moyens dont je dispose et, avec ça, ce que je peux faire : j’organise le scénario en fonction de ces éléments. C’est aussi bête que ça.

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La réussite du film tient notamment au contraste entre le contexte très réaliste et les phénomènes paranormaux qui y surviennent… 
J’ai fait un certain nombre de films sur des phénomènes parapsychologiques, en particulier Céline (1992 – ndlr). J’ai vécu moi-même sept phénomènes parapsychologiques, et ces questions-là m’ont toujours profondément intéressé. Je voulais faire un film un peu atypique mélangeant la vie quotidienne, des éléments fantastiques et des éléments philosophiques, entre autres avec le paradoxe du bonhomme qui écrit un truc sur l’illusion et qui vit dans un monde rempli d’illusions. Je voulais faire une sauce avec tout ça, sans aucun moyen, mais qui puisse toucher les gens quand même. J’ai aussi tenu à garder un côté amateur et je me suis rappelé un des films de la Nouvelle Vague qui m’avait beaucoup plu, Tirez sur le pianiste. Dans les cinq premières minutes, on voit deux mecs marcher dans la rue, dont un va apporter un bouquet de fleurs à sa femme qui vient d’accoucher. Ils sont éclairés uniquement par les réverbères, et à l’époque, il n’y avait pas de pellicule ultrasensible, donc on ne voit quasiment rien. Eh bien, c’est le film de Truffaut qui m’a le plus touché.

Parce qu’un film qui conserve un aspect amateur serait plus immersif pour le spectateur qu’un film trop maîtrisé ?
Il y a peut-être de ça, car moi, ce qui me touche, c’est la simplicité. Mais il y a peut-être aussi autre chose : pour un acteur, quand vous devez respecter toutes les conditions techniques, c’est très compliqué. J’ai revu il y a peu de temps Désir de Frank Borzage, avec Marlene Dietrich. Quand on voit comment elle est éclairée ! Elle avait chaque matin trois heures de maquillage, trois heures d’éclairage et, une fois devant la caméra, pas beaucoup de possibilités de bouger, sinon elle était floue. Eh bien mademoiselle, donner l’impression de la décontraction, ce n’est pas évident. Si vous vous appelez John Wayne, Marlene Dietrich ou Gary Cooper, il n’y a pas de problème, mais la plupart des acteurs français n’en sont pas capables. Et en particulier les amateurs, comme Virginie ou moi.

Pourquoi préférez-vous travailler avec des acteurs amateurs ou inconnus ?
Bon, les gens connus permettent quand même des choses. Quand Charlotte Gainsbourg se caresse dans le film de Lars von Trier (Antichrist – ndlr), tout le monde va le voir. Et quand ce sont des filles inconnues qui le font dans mes films, tout le monde hurle. Cela dit, voilà pourquoi je suis plutôt pour les acteurs inconnus : dans une des scènes d’Un jeu brutal (1983 – ndlr), mon premier film en 35 mm, l’héroïne, handicapée motrice, tombe à l’eau. Un critique m’a dit : « J’ai vraiment cru qu’elle était morte, alors que si ça avait été Adjani, j’aurais su qu’elle s’en sortirait vivante. » C’est d’ailleurs pour ça que Hitchcock avait pris Janet Leigh dans Psychose : il y avait plus de surprise à la voir tuée au bout de cinquante minutes de film.

C’est une audace fameuse de Psychose
Ah, ce film… J’ai appris le cinéma grâce à Psychose. Hitchcock voulait foutre la trouille aux gens, et en particulier dans la dernière séquence, celle où Vera Miles se balade dans la maison. Or, il était contre les whodunit, ces films où le spectateur se demande tout le long qui est le criminel. Parce que si jamais vous devinez, eh bien c’est foutu. Vous passez les coupables en revue, et moi, en général, je prenais celui qu’on soupçonne le moins. Dans Psychose, des coupables possibles, il y en a deux : Norman Bates et sa mère. Et le film s’appelle Psychose, autrement dit, c’est dur de nous empêcher de deviner que Bates est le meurtrier. Donc, Hitchcock a organisé sa mise en scène pour ne pas qu’on le soupçonne… Ce film est une mine d’or cinéphilique.

Diriez-vous que la nudité au cinéma pose plus de problèmes aujourd’hui qu’il y a une vingtaine d’années, au moment par exemple de la sortie de Noce Blanche (1989) ?
On nage là dans l’hypocrisie intégrale. Les choses interdites que j’ai foutues dans mes films, je pense que c’est ce que la plupart des gens désirent, et c’est pour le prouver que j’ai mis du suspense sur le sexe et non pas, comme Hitchcock, sur le meurtre. Filmer le sexe, c’est compliqué, pour une raison simple : d’abord, les acteurs n’ont pas une grosse expérience parce qu’on n’apprend pas, dans les cours dramatiques, à se caresser sous la table. Ensuite, comment filmer ça ? Je n’avais jamais vu ce genre de choses au cinéma – même si j’en avais envie.

Comme souvent, votre film s’ouvre sur une épitaphe. Ici, un extrait des Contemplations de Victor Hugo : « Ô Seigneur ! Ouvrez-moi les portes de la nuit. » Pourquoi ?
C’est la cinquième fois que j’utilise un poème d’Hugo dans un de mes films. En général, je pars d’une idée philosophique, d’une interrogation sur le sens de la vie. Là, Hugo est venu après. Je cherchais un titre et je suis tombé sur ce passage. J’ai eu envie à un moment d’appeler le film Les Portes de la nuit, c’est pour ça que j’ai pris cette citation. Il y a aussi tout ce qui concerne l’engouement d’Hugo pour le spiritisme et son rapport avec la mort de sa fille Léopoldine, que j’ai insérés dans le film.

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L’engouement de Victor Hugo pour le spiritisme est méconnu…
J’ai lu son livre Les Tables tournantes de Jersey. Vous savez qui étaient les esprits qui leur parlaient ? Dieu, Napoléon III, Shakespeare… Pendant longtemps, tout ce côté spirite d’Hugo a été éliminé de sa biographie. Pour moi, c’est un des grands auteurs de la littérature française, mais quand j’étais jeune, il n’était pas à la mode. On parlait peu de lui et comme on pensait que tout ce qui concernait le spiritisme était une escroquerie, on n’en parlait pas non plus.

Comment avez-vous réalisé les effets spéciaux du film ?
Mademoiselle, je ne devrais pas répondre à votre question. Bon, pour la chaise qui vole toute seule, j’ai d’abord fait deux plans : le premier où j’ai filmé seulement le bas de la chaise qui se soulève, et le deuxième avec seulement le haut. Là, les gens se disent : « Oui, bon, on comprend comment il a fait. » Mais j’ai voulu surprendre tout le monde avec un autre plan, où on voit la chaise entière qui se balade toute seule. Je tenais une barre pour soulever la chaise, la barre était recouverte de papier vert, donc on a pu l’effacer ensuite en postproduction. Quand les filles lévitent, c’est pareil : il y avait une machine qui les soulevait, moi, je tournais la manivelle. Cette machine était dissimulée par un drap vert. D’ailleurs, si vous regardez bien dans le film, le bas de leur robe est flou.

Dora est sans domicile fixe, et vos films ménagent toujours une place importante à des personnages marginaux. Pourquoi ?
J’aime bien les marginaux parce qu’exactement comme les psychopathes ils servent de révélateur, ils permettent de mieux comprendre ce qui se passe pour nous dans la vie quotidienne. Malgré les problèmes de rapports de classes, la société nous offre un certain nombre d’avantages, mais en même temps, il y a une répression d’un certain nombre d’instincts. Il vaut mieux qu’il y ait des barrières pour empêcher toute une série de débordements, mais ça amène aussi de la souffrance. J’aime bien les lieux où on peut justement renvoyer à ces choses-là, comme l’école, où se reflètent toutes les contradictions de la société.

Ces cadres sociétaux et culturels sont évoqués dans le film comme faisant partie des illusions qui nous bercent…
Je pense qu’on vit dans des illusions qui nous procurent une vision du monde partielle et surtout partiale, et qui nous mettent dans les rails de la civilisation. Or, moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de rester dans ces rails-là, mais, sans les nier (même si je suis marxiste, je suis pour la civilisation et pour la culture), de les questionner. Quand je fais dire à mon personnage qu’il est vraisemblable que les patriarches, que Moïse n’aient jamais existé, ça implique en effet qu’on vive sur des rêves, sur des illusions complètes. J’ai toujours essayé, d’abord sur la délinquance, puis sur le sexe, d’aller dans des zones qui sont à la limite de ce que j’appellerais « la loi », de questionner des désirs réprimés. J’avais envie de transgresser certaines limites, des petites limites. J’aimerais bien continuer à interroger ces choses-là, sans être ni vulgaire ni laid mais en essayant de renvoyer à quelque chose d’authentique. Je n’ai jamais fait de film gratuit.

Comment décririez-vous votre position dans le paysage cinématographique français ? 
En 2011, mes films ont été programmés au festival Entrevues de Belfort, et il fallait refuser du monde à chaque séance. Je pensais que j’étais complètement oublié, que mes films n’intéressaient personne, et je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. En France, il y a une attitude ambivalente à mon égard, avec des gens qui me portent aux nues et des gens qui haïssent mes films, et moi par la même occasion.

La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau
avec : Jean-Claude Brisseau, Virginie Legeay…
sortie : 6 février

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