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Abbas Kiarostami au Japon

  • Laura Tuillier
  • 2012-10-10

Elle n’a pas envie. Elle ne veut pas y aller. Son souteneur se fait autant pressant que convaincant, et Akiko consent finalement à se rendre chez Takashi – qui a plus l’âge d’être son grand-père que son client – tout en essayant de préserver un petit ami qui ignore qu’elle se prostitue pour payer ses études. Le travail d’épure de la mise en scène d’Abbas Kiarostami atteint ses sommets, dans le vertige d’une nuit et d’un jour traversés par le trio de protagonistes. Derrière les reflets de la ville qui roulent sur le pare-brise de la voiture, les passagers se construisent une intimité généreuse et bienveillante, mais vouée à l’échec par les non-dits de la véritable raison de leur rencontre. Pouvoir d’évocation et concision, l’équilibre poétique cher à Kiarostami fraternise avec le laconisme évanescent des haïkus.

Quelle était votre relation au Japon lorsque vous avez eu l’idée d’y réaliser un film ?
Je connaissais le Japon grâce aux voyages que je faisais pour y présenter mes films. Un soir, alors que je traversais en taxi un quartier d’affaires de Tokyo, j’ai aperçu une toute jeune fille déguisée en mariée sur un trottoir. J’ai demandé ce qu’elle faisait là, on m’a répondu que c’était une prostituée à temps partiel, qu’il était courant que des étudiantes fassent ça pour arrondir leurs fins de mois. Cette image m’est restée. Je suis retourné au Japon et j’ai entrepris de tourner les plans qui se cristallisaient dans mon esprit. La scène qui était pour moi le cœur du film devait être un plan-séquence de la jeune fille voyant sa grand-mère au centre d’une place et tournant en taxi autour d’elle. Mais il n’existe pas de place circulaire au Japon. Cela a suffit à me dissuader pour des années. Le mûrissement long d’un projet n’est pas atypique chez moi. La plupart des films que je réalise sont issus de vieilles histoires. C’est seulement lorsque je vois qu’elles survivent à l’épreuve du temps que je sais qu’elles valent le coup.

Diriez-vous que Like Someone in Love est un film japonais sur le plan stylistique ?
L’influence de certains cinéastes sur mes films remonte à l’époque où je voulais devenir peintre et non réalisateur, c’est-à-dire entre mes 16 et 22 ans. Je fréquentais alors la cinémathèque de Téhéran, et les deux réalisateurs qui m’ont le plus marqué étaient Yasujirô Ozu et Kenji Mizoguchi. Leur influence est toujours présente dans ma façon de penser le cinéma. Je trouve que Like Someone in Love ne ressemble pas du tout aux films japonais d’aujourd’hui, très influencés par le cinéma américain. Ne serait-ce que parce qu’il s’oppose à ce qui se fait aujourd’hui, mon film doit avoir quelque chose à voir avec le cinéma japonais ancien.

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Lorsqu’ils se rencontrent, Takashi et Akiko contemplent un tableau qui représente une jeune fille et un perroquet dialoguant ensemble… Pourquoi avoir choisi cette estampe ?
Ce tableau ne figurait pas dans le scénario original. Il est apparu pendant le tournage, lorsque je cherchais un point d’accroche pour la première discussion entre Akiko et Takashi. J’ai choisi cette estampe parce que, comme l’explique le professeur à la jeune fille, le peintre a pour la première fois su conserver un style japonais tout en ayant recours aux techniques occidentales. Le message du tableau serait donc qu’il ne faut pas se limiter à nos spécificités nationales mais toujours porter son regard plus loin, trouver ailleurs ce qui peut être bénéfique à notre propre culture.

Au départ, les deux personnages sont loin l’un de l’autre, non seulement parce qu’Akiko est venue livrer un amour tarifé mais aussi parce qu’ils ne sont pas de la même génération…
Le fossé entre eux ne se comble pas, même lorsqu’ils inventent un lien familial qui les relie. Entre un homme et une femme, la différence d’âge n’est jamais sans importance. Mais il existe, en plus du lien charnel, le lien amoureux, qui est pour moi la possibilité qu’ont deux êtres de se comprendre et de s’aimer. Sur ce terrain-là, aucun obstacle ne peut venir se dresser entre eux. C’est un sentiment évident que la caméra se contente d’enregistrer.

Comment travaillez-vous avec les acteurs dans la voiture, lieu de tournage qui peut paraître peu commode ?
La proximité de la caméra peut être une difficulté pour les acteurs, mais le défilement des paysages leur permet de ne pas être dans un lien unique et frontal avec la caméra, il se passe des choses autour d’eux qui aèrent l’espace. Pour moi, la voiture est le lieu idéal pour filmer des discussions. Au-delà des choix stylistiques que je fais, la voiture est présente dans notre quotidien, tout le monde a déjà fait l’expérience d’une conversation dans ce lieu confiné et en mouvement. Ce qui fait que pour les acteurs, c’est inattendu du point de vue professionnel, mais c’est une situation commune sur le plan personnel. En revanche, pour Tadashi Okuno, qui joue le vieux professeur, c’était une vraie difficulté. Vous ne devinez pas pourquoi ? Parce qu’il n’avait pas le permis, il n’avait jamais touché un volant de sa vie ! Heureusement, il a su créer l’illusion…

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On sent la fatigue qui pèse sur Akiko pendant les vingt-quatre heures où nous la suivons. Est-ce un moyen de se protéger, ou est-elle simplement trop fatiguée pour ne pas se laisser guider par les hommes qu’elle croise ?
Le fait d’avoir deux activités, dont une très éloignée de ses désirs et de sa vie, la fatigue énormément. Elle n’a pas le temps de se construire, de passer à une vie d’adulte.

La voisine de Takashi espionne la vie des autres au lieu de profiter de la sienne – elle contemple des reflets, d’ailleurs très présents dans le film…
Les reflets sont partout dans la vie. Au cinéma, ils apportent une épaisseur aux plans : c’est le hors-champ qui devient présent à l’écran. De la même façon, j’ai pensé au personnage de la voisine pour donner de l’épaisseur à Takashi. Il ne peut pas exister seulement pendant vingt-quatre heures, il faut rendre son passé visible. Cette vieille femme est le témoin de toutes les années de sa vie que nous ne voyons pas.

Comment avez-vous vécu l’expérience d’un tournage avec une équipe presque entièrement japonaise ?
L’expérience du tournage a été assez peu agréable pour moi, pour des raisons indépendantes du pays dans lequel je me trouvais. A posteriori, je me rends compte que les Japonais sont assez fidèles à l’image que j’avais d’eux : disciplinés, travailleurs et finalement extrêmement coopératifs. Les choses auraient dû être simples, j’ai envie de retourner travailler au Japon, pour construire une relation juste et durable avec ce pays.

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Le film s’appelait The End avant d’être rebaptisé Like Someone in Love, qui est un titre plus doux…
Pour moi, The End, c’était le message de fin des films américains des années 1950. J’aimais la graphie du mot davantage que son sens. Mais finalement, Like Someone in Love, chanson d’Ella Fitzgerald, renvoie à la même époque, à la même douceur.

Travaillez-vous déjà sur un nouveau film ?
J’ai plusieurs projets en cours… dont un film qui pourrait se passer au Japon, mais je pense que le prochain va se tourner en Italie.
Like Someone in Love d’Abbas Kiarostami (1h49)
avec : Rin Takanashi, Tadashi Okuno…
sortie : 10 octobre

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