HARMONIUM
Reparti avec le Prix du jury de la sélection Un certain regard au dernier Festival de Cannes, le réalisateur d’Au revoir l’été passe de la comédie à la tragédie de mœurs avec cette fable cruelle sur la famille japonaise. Quand, à sa sortie de prison, Yasaka demande à son vieil ami Toshio de lui offrir du travail dans son garage et de l’héberger chez lui, ce dernier accepte instantanément, sans même demander son avis à sa femme, Akié. Porté par des intentions troubles, l’étrange visiteur fait peu à peu son nid dans le foyer paisible de Toshio, donnant des leçons d’harmonium à sa fillette et se rapprochant dangereusement de son épouse. Jusqu’au jour où Yasaka commet l’irréparable avant de disparaître, laissant derrière lui une famille éclatée et complètement détraquée. On avait quitté Kōji Fukada sur les notes fleuries d’Au revoir l’été, délicieux chassé-croisé amoureux très rohmérien dans lequel il évoquait de manière oblique certains sujets de société (l’hypocrisie sociale, l’amour vénal, les séquelles de Fukushima), mais toujours avec beaucoup d’humour et de légèreté – un jeune réfugié de Fukushima se réjouissait que la catastrophe nucléaire lui ait permis de quitter son trou. Le réalisateur moque cette fois les mœurs de son pays de manière plus frontale et amère – bien que toujours distanciée – pour livrer une fable cruelle et désespérée sur le système familial. Habile conteur, Fukada maitrise l’art de la narration. Les dialogues, imagés et métaphoriques, font mouche, semant au passage de savoureuses expressions – « Je le connais jusqu’aux plis de ses fesses », lance Yasaka à propos de Toshio –, et le récit étonne, bifurquant en cours de route vers des chemins inattendus. Dans une première partie classique et efficace, les contours de la dramaturgie sont d’abord très carrés, comme réglés sur le métronome qui trône sur l’harmonium, tendus par un suspense à la fois pudique et multiple – Que cherche Yasaka ? quels liens a-t-il avec Toshio ? Akié cédera-t-elle à ses avances ? Puis la mécanique se dérègle et s’emballe, et le film s’aventure sur un terrain déroutant, aux confins du fantastique, malmenant et divisant ses personnages qui n’ont plus rien en partage sinon une triste maxime : famille, je vous hais ! R.S.
THE BIRTH OF A NATION
The Birth of a Nation de D. W. Griffith (1915) est un monument du septième art vivement décrié – à juste titre – pour son propos raciste et l’apologie qu’il fait du Ku Klux Klan (le succès du film contribua à faire renaître l’organisation de ses cendres). Un siècle plus tard, l’acteur afro-américain Nate Parker a choisi d’utiliser à dessein le même titre pour son premier passage derrière la caméra, avec une volonté farouche, lui, de dénoncer la condition des esclaves dans le sud des États-Unis. Pour cela, il braque un projecteur sur un personnage oublié des livres d’histoire, Nat Turner, qui en 1831 a pris la tête d’un soulèvement d’esclaves sévèrement réprimé. Nate Parker incarne impétueusement à l’écran cet homme cultivé – il a appris à lire très tôt –, emprunt d’un sentiment religieux profond, et qui est révolté par les horreurs innommables que subissent ses semblables. Et s’il abuse parfois d’un sursymbolisme christique pour signifier chaque avancée de son protagoniste ivre de justice, on lui sait gré d’avoir exhumé de manière louable et viscérale cette terrible destinée écrite en lettres de sang. • M.O.
ENTRE LES FRONTIÈRES
Avi Mograbi adore se mettre en scène dans ses documentaires (voir le génial Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, 1996). Or, il est ici très discret. Plus surprenant, il fait preuve d’une étonnante humilité, en conservant les séquences dans lesquelles les réfugiés érythréens en Israël qu’il filme lui reprochent de se méprendre sur leur situation – ils préfèrent leur quotidien dans le camp de Holot (que le réalisateur israélien entendait dénoncer) à la vie d’errance en Afrique de l’Est ou au racisme quotidien subi à Tel-Aviv. Pour se et nous sensibiliser à leur situation, Mograbi monte une pièce avec eux dont le leitmotiv est de se mettre à la place de l’autre. L’exercice se montre concluant quand les demandeurs d’asile échangent leur place avec des Israéliens, et plus marquant encore quand ils incarnent leurs bourreaux d’antan à la solde du gouvernement d’Isaias Afwerki. Un jeu de reconstitution historique qui rappelle S21. La machine de mort khmère rouge de Rithy Panh ou The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, et qui à son tour se révèle une mise en abyme à la fois glaçante et cathartique. • H.B.
THE FITS
Cincinnati, Ohio. Un mal étrange touche de jeunes danseuses de drill. On ignore ce qui cause leurs convulsions (l’eau contaminée ? le sexe ?), mais celles-ci ressemblent à une version intense et spectaculaire de la danse qu’elles pratiquent : des mouvements saccadés, hyper rapides, calés sur des beats electro hip-hop faméliques. Dans ce singulier film de danse mâtiné de fantastique, Anna Rose Holmer filme l’épidémie comme un rite initiatique, sous le regard inquiet de Toni, 11 ans. Considérée comme un garçon manqué, l’ex-boxeuse cherche sa féminité et sa place dans le vestiaire des filles, par l’intermédiaire d’un jeu constant sur le flou et la profondeur de champ. Là, ses aînées se vantent de leur expérience épileptique comme d’une première fois au lit. Toni attend son heure, entre effroi et fascination. The Fits est à la fois un portrait de préadolescentes dépouillé (quasi mutique), un film de danse hypnotique (design sonore méticuleux) et un teen movie de contamination. Ce flirt avec le genre lui confère son indéniable puissance allégorique. E.V.