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F. J. Ossang et Elvire, les amants du chaos

  • Quentin Grosset
  • 2018-03-16

Elvire, on ne sait rien de vous.
Elvire :
Cette interview, c’est une exception, ce sera peut-être la dernière. Je n’aime pas ça, je ne veux pas qu’on me présente. Je trouve que c’est beau de rester dans l’ombre. Comme ça, quand on ne sera plus là, quelqu’un se dira peut-être : « Elvire, c’était la muse d’Ossang. » Enfin non, je n’aime pas le mot « muse ». On dira peut-être « c’était la salope d’Ossang ! » (Rires.) Quand on lui demandait où il était né, mon grand-père répondait : « Dans le ciel. Dans les étoiles. » Voilà, on ne va pas attraper les étoiles et se brûler la main.

Comment vous vous êtes rencontrés ?
F. J. Ossang : En 1991. C’était un hasard.
E. : Pas pour moi. À l’époque, j’étais danseuse de nuit et j’habitais chez un ami photographe. Comme je ne dansais pas ce soir-là, il m’a payé la place pour une nuit Ossang dans le XIIIe. On y passait L’Affaire des divisions Morituri, Le Trésor des îles Chiennes et des courts métrages… J’aime beaucoup Béla Lugosi. Quand j’ai vu mister F. J. Ossang pour la première fois, je me suis dit que c’était le fils de Béla Lugosi. Et j’en suis tombée dingue. Ses films sont d’un noir et blanc clair et sombre à la fois. Pour moi, ce sont des symphonies industrielles magnifiques.
F. J. O. : On a parlé d’Antonin Artaud ensemble. Elle cherchait quelqu’un pour pouvoir en parler vraiment. C’était drôle, parce qu’on a tout de suite ressenti qu’on avait des pôles magnétiques identiques. Comme moi, elle est de Toulouse. Mais elle est plus jeune, elle a fait partie de la dernière génération punk.

Vous y avez vécu l’aventure punk à des moments différents, mais quels souvenirs avez-vous du Toulouse underground ?
F. J. O. : En 1977, on devait être cinq punks à Toulouse. Je bossais dans une revue littéraire, Cée, et j’ai monté plusieurs groupes. D’abord DDP (De la Destruction Pure), puis M.K.B. Fraction Provisoire, qu’on a commencé en 1980. C’était du noise ’n’ roll, un mélange entre l’énergie punk et le bruit des machines. On était en rupture avec tout.
E. : C’est à Toulouse que j’ai vu les plus beaux concerts. Il y avait deux sortes de punks : les punks à chiens, assez bourrus, presque paysans ; puis ceux que j’appelais les punks gentlemen, très beaux, cultivés, apprêtés juste pour dire : « Fuck off! » J’étais de 
ceux-là. Moi, je ne voulais pas devenir une junkie, une alcoolique finie. Je voulais me ressourcer avec la musique et l’écriture. J’ai écrit des poèmes dans une revue de médecine sur la syphilis. On m’a encouragée à continuer, et puis j’ai dit non, je passe à autre chose. Je suis arrivée à Paris, mais là, il fallait payer les concerts. Comme j’avais un bon look, on m’y emmenait. J’étais vêtue de noir et j’avais une longue mèche blanche – je me suis fait virer du lycée à cause de ça. Ce n’était pas comme aujourd’hui où tout le monde peut se faire faire un tatoo au coin de la rue : à l’époque, il fallait les mériter, les têtes de morts, les bons trips et les tatouages !

F. J., depuis votre rencontre avec Elvire, elle est de tous vos films. Qu’est-ce qui vous inspire chez elle ?
F. J. O. :
Ça s’est fait comme ça. Fin 1991, au moment de notre rencontre, j’avais écrit une première version du scénario de Docteur Chance. On est partis en voyage et ça a été toute une saga…
E. : Une fuite…
F. J. O. : On est partis à Madrid, en Argentine… On a fait tout le Chili en autobus, du nord au sud. On vivait les repérages. Il y avait des espaces intéressants tous les cinq cents kilomètres, des villes fantômes, le désert d’Atacama – je crois que c’est le désert le plus aride du monde après celui de Gobi… On a fait le film mais beaucoup plus tard, en 1996. Après une telle expédition, Elvire s’est naturellement imposée dans le rôle. C’était son premier film.

9D - Hamy- Elvire

Paul Hamy et Elvire

Elvire, vous n’aviez jamais été actrice avant ?
E. : Si, pour des petites choses. J’avais joué Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud au théâtre. Je ne suis pas sortie de chez moi pendant deux ans tellement le texte m’a… détruite… révolutionnée.

Et du coup, c’est quoi être actrice chez F. J. Ossang ?
E. : C’est justement ne pas l’être du tout. Ses dialogues, il faudrait pouvoir les dire dans un cercueil ou un tombeau de glace. Lors de notre rencontre en 1991, la première fois que je les ai entendus, j’ai été saisie par cette ivresse des mots. Je me suis demandée s’il n’était pas russe, de très, très loin.
F. J. O. : Dans 9 doigts, les dialogues sont très importants. Je voulais vraiment filmer la parole, éprouver sa dimension toxique. C’est une plaisanterie, mais je dis souvent que c’est mon film le plus eustachien.

Et, puisque vous le côtoyez au quotidien, dans quel état est F. J. lorsqu’il crée ?
E. :
C’est quelqu’un qui rêve énormément, tout en étant très conscient. Quand il a envie d’écrire, il va se chercher un verre de whisky et, là, je sais qu’il faut le laisser. J’ai la chance d’être la première lectrice. Dans ses scénarios, il y a de l’abstraction, du figuratif : il part toujours de la poésie. Et sur les tournages, il a une sagesse qui déstabilise.

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F. J., vos tournages sont souvent épiques. Dans la carte postale que vous nous aviez envoyée à la rédaction depuis le tournage de 9 doigts, vous écriviez que vous avez manqué vous noyer aux Açores…
F. J. O. :
C’est vrai que, pour moi, le tournage a quelque chose de sacré. Les films, ce sont comme des étapes dans la vie. C’est comme planter une lance de feu au point zéro. C’est une épreuve, et après il en sort ce qu’il en sort… Sur 9 doigts, à un moment on a tourné alors qu’il y avait une tempête. Aux Açores, comme c’est volcanique, il y a des remous très bizarres, des vagues puissantes mais molles. Durant les repérages, un garde-côte dont on aurait dû se méfier nous avait indiqué une plage en disant : « Ici, il n’y aura pas de problème. » C’était une plage inaccessible parce qu’il y avait une falaise ; on aurait pu descendre en rappel mais on s’est jetés à l’eau. Les rouleaux étaient déchaînés et j’avais trois cents mètres à nager. J’y suis arrivé parce que j’ai arrêté de fumer…
E. : Cinq mètres de plus et il y passait… Cet homme, il a quelque chose avec les démons et les dieux.

Dans votre livre Mercure insolent, vous avez écrit de très belles pages sur l’accidentel, le hasard comme valeur cardinale du cinéaste.
F. J. O. : C’est George Bataille qui a écrit « Joue ta vie sur la chance». Je pense qu’il n’y a que les films impossibles qui vaillent le coup d’être tentés.

(c) Paloma Pineda

(c) Paloma Pineda

9 doigts
de F. J. Ossang
Capricci Films / Les Bookmakers (1 h 38)
Sortie le 21 mars

« Rétrospective F. J. Ossang » 
du 17 au 19 mars 
à la Cinémathèque française

Tags Assocíes

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