Écoles et banlieues dans le cinéma français : luttes de classe

Dans Madame Hyde, Isabelle Huppert incarne une professeure de physique qui enseigne dans un lycée de banlieue. Le cadre était posé pour raconter l’énième histoire d’une bande de jeunes défavorisés (noirs ou arabes) qu’une généreuse enseignante (blanche) parviendra à extraire de la délinquance. Mais le film de Serge Bozon évite ce lieu commun. Timide et


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Dans Madame Hyde, Isabelle Huppert incarne une professeure de physique qui enseigne dans un lycée de banlieue. Le cadre était posé pour raconter l’énième histoire d’une bande de jeunes défavorisés (noirs ou arabes) qu’une généreuse enseignante (blanche) parviendra à extraire de la délinquance. Mais le film de Serge Bozon évite ce lieu commun. Timide et vulnérable, madame Hyde n’arrive pas à imposer son autorité, jusqu’à l’intervention d’une force extérieure. Et si le cinéma français suivait cet exemple pour s’émanciper de ses douteux fantasmes concernant l’enseignement en milieux défavorisés ? Dans son poème de 1899 The White Man’s Burden, Rudyard Kipling exhortait l’homme blanc à assumer son « lourd fardeau » pour entraîner les foules vers la lumière et nourrir les affamés. Le cinéma français ressemble parfois à ce poème lorsqu’il traite des questions liées à l’enseignement.

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Madame Hyde (2018) de Serge Bozon

Prenons les films sortis récemment : dans Les Grands Esprits (Olivier Ayache-Vidal, 2017), François quitte son prestigieux lycée parisien pour enseigner dans un collège difficile en banlieue, et, dans des classes présentées comme indomptables, il parvient à réconcilier les élèves avec la littérature. Dans La Mélodie (Rachid Hami, 2017), Simon, un violoniste émérite, fait découvrir sa passion aux élèves dissipés de la classe de Farid. Même refrain dans Le Brio (Yvan Attal, 2017), qui met en scène un éminent professeur de droit contraint de préparer Neïla au prestigieux concours d’éloquence du barreau. En l’espace d’un an, voilà trois films dans lesquels un prof quinquagénaire blanc assume « son fardeau » et éduque des Noirs et des Arabes en détresse, jusqu’à devenir une sorte de père de substitution. Comme dans le poème de Rudyard Kipling, il tolère la paresse et la sottise pour guider les « sauvages et agités » vers la lumière. Finalement, ces œuvres dissimulent mal le mépris pour le milieu populaire qu’ils filment, puisque ce qui est vanté et glorifié n’est ni le vivre-ensemble, ni l’école de la République, et encore moins le courage des jeunes de banlieue : c’est l’héroïsme d’un « sauveur blanc ».

les grands esprits(c) Michael Crotto

Les Grands Esprits (2017) d’Olivier Ayache-Vidal

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Le Brio (2017) d’Yvan Attal

Dans la sphère critique cinématographique 
anglo-saxonne, le trope du sauveur blanc est bien connu, et Matthew Hughey, professeur à l’université du Connecticut, y a consacré deux ouvrages. Dans The Whiteness of Oscar Night (2015), il décrit ce phénomène ainsi : « Un film de sauveur blanc est souvent basé sur une soi-disant histoire vraie. Il met en scène un groupe non blanc en proie à un danger, il sauve physiquement – ou au moins rachète moralement – une ou plusieurs personnes appartenant à la minorité ethnique en question. » Qu’il s’agisse de Sandra Bullock dans The Blind Side (2010) ou de Kevin Costner dans Danse avec les loups (1991), le sauveur blanc compatit avec les problèmes des personnes de couleur et comprend vite comment les résoudre.

CHEVALIER BLANC

On doit tendre l’oreille au succès du sauveur blanc au cinéma pour entendre ce qu’il dit de notre société. Dans son livre, Hughey estime que, aux États-Unis, ce schéma narratif doit son essor à un manque de communication entre les différentes communautés. Des films comme Esprits rebelles (John N. Smith, 1996) s’adresseraient ainsi à des spectateurs blancs qui auraient de faibles interactions avec les membres des minorités raciales, leur offrant une expérience qu’ils aimeraient vivre : celle du héros qui, par son courage et sa tolérance, parvient à la réconciliation tant espérée. Ces films ont néanmoins peu de chances d’apaiser les tensions : pour Hughey, ils offrent plutôt une « évasion psychologique », dans le sens où ils évitent aux Américains d’avoir
de véritables débats autour des questions raciales. Le sauveur blanc serait donc une sorte d’artefact culturel qui n’arrive, finalement, qu’à secourir l’ego de l’Américain blanc. Cette figure a beau prospérer aussi bien en France qu’à Hollywood, il serait incongru d’interpréter son succès de la même manière dans les deux pays tant nos rapports aux questions raciales sont différentes.

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Esprits rebelles (1996) de John N. Smith

Le désir de réconciliation de la France avec ses banlieues et ses jeunes d’origines africaines est palpable, mais, en tant que Français d’origine arabe, je ne peux m’empêcher de noter que le cinéma français pose des conditions à cette réconciliation. L’une d’entre elles, la plus incontournable, semble être le renoncement. Il faudrait renoncer pour être aimé : renoncer à sa culture, à sa façon d’être, à sa religion et à sa famille parfois. Or, c’est en assimilant ces mots de Régis Debray que je me suis réconcilié avec ma double culture : « Renoncer à soi-même est un effort assez vain : pour se dépasser, mieux vaut commencer par s’assumer. » J’ai demandé son avis sur la question à Amandine Gay, réalisatrice d’Ouvrir la voix, comédienne et militante afroféministe : « L’interaction dans la négation de l’autre, ou son effacement, reste une violence et une traduction de l’impossibilité de penser les non-Blanc.he.s comme des êtres humains à part entière. Pour moi, ça reste du paternalisme ou du “fraternalisme” comme disait Césaire. » François Oulac, un des animateurs du podcast Le Tchip (Arte Radio), qui s’intéresse à la culture afro, m’a quant à lui confié : « J’ai du mal à ne pas y voir une forme de paternalisme directement hérité de la tradition coloniale. »

Mais c’est aussi d’un point de vue d’enseignant que ces films qui viennent aplanir, quand ce n’est pas nier, toutes les difficultés des élèves en milieux défavorisés, me mettent mal à l’aise : ils finissent toujours par réduire les inégalités scolaires et sociales à une bête question d’effort et de persévérance. Il est temps pour le cinéma français de se réinventer. Serge Bozon y parvient avec subtilité. Julie Bertuccelli avait opté pour une neutralité elle aussi bienvenue dans son documentaire La Cour de Babel (2014), filmant sans artifices une classe d’accueil pour les nouveaux arrivants en France. Tous les moyens sont bons, pourvu que le sauveur blanc se sauve des salles de classe.