Quand TikTok devient (aussi) un réseau social cinéphile

L’application préférée des 15-25 ans, aux innombrables vidéos et aux algorithmes mystérieux, compte de nombreux contenus autour du cinéma. De véritables communautés s’y fédèrent, et il est même possible d’y regarder des films entiers. Une tendance susceptible de ramener un public jusqu’aux salles obscures et que les professionnels scrutent de près.


tiktok

Le 18 octobre 2023, les équipes de Pan Distribution font grise mine. Sorti la semaine précédente, Le Consentement, l’adaptation par la réalisatrice Vanessa Filho du livre autobiographique de Vanessa Springora, n’a pas tout à fait atteint les 60 000 entrées. Avec un sujet dans l’air du temps (l’emprise exercée par l’écrivain Gabriel Matzneff sur une adolescente), Jean-Paul Rouve en tête d’affiche et, surtout, un roman de départ très commenté et vendu à 325 000 exemplaires, le distributeur pouvait s’attendre à mieux.

En prenant en compte le fait que les films perdent en général la moitié de leurs spectateurs en deuxième semaine d’exploitation, il faut se résigner à ne pas dépasser les 150 000 entrées au total. Mais ça, c’était avant que TikTok entre en jeu. « À partir du vendredi de la deuxième semaine d’exploitation, la fréquentation a commencé à monter. Ensuite, il y a eu des vacances scolaires », et les chiffres se sont envolés, se souvient Renaud Davy, directeur des ventes chez Pan Distribution. Après une première augmentation de 40 % du nombre d’entrées, c’est un bond de 72 % en troisième semaine. Et le public est très jeune, en dépit de l’interdiction du film aux moins de 12 ans. « Les cinémas nous appelaient pour nous dire qu’ils étaient obligés de refuser des gens trop jeunes. Le pic a eu lieu pendant Halloween. Les mômes sont allés voir Le Consentement comme un film d’horreur, souvent en groupe. » Le rapport avec TikTok ? C’est sur ce réseau social qu’ils en ont entendu parler.

Tout part d’une trend, une tendance née de vidéos de spectatrices qui se montrent avant d’avoir vu le film, contentes d’aller au cinéma, puis en sortant de leur séance, bouleversées par ce qu’elles viennent de voir. Certaines récoltent un, voire deux millions de vues, preuve de la force de frappe de TikTok. D’autres films ont profité d’un bon coup de boost sur la plateforme : Tout sauf toi, une comédie romantique sortie en janvier 2024, et dont une chanson de la bande originale a été utilisée dans des vidéos filmées après la séance de cinéma, ou encore Barbie et Oppenheimer, objets de montages délirants pour comparer les deux superproductions sorties en salles le même jour de juillet 2023.

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Pourtant, à son lancement en 2016, l’application chinoise est destinée à poster des vidéos au format vertical sur lesquelles on danse pendant quelques secondes. Depuis, son 1,2 milliard d’utilisateurs mensuels y propose de tout, depuis des recettes de cuisine jusqu’à des tutos maquillage, en passant donc par du cinéma. Manon s’est inscrite sur TikTok en 2020, pendant le confinement, pour passer le temps. L’année suivante, elle a décidé de créer ses propres vidéos sur le cinéma avec le compte @manonvintage : critiques à chaud, partage de ses notes sur Letterboxd, recommandations de films de patrimoine, débrief de la sélection cannoise… Et ses 14 000 followers sont prompts à renchérir avec d’autres propositions de films ou de séries dans les commentaires.

@manonvintage La crise de la vingtaine en 5 films ❤️‍🩹#films #onregardequoi #cinema #julieen12chapitres #shivababy #movies #topfilms #culture #pourtoi #acteurs ♬ Magic (Instrumental) – Jon Worthy

« Beaucoup de personnes me disent qu’elles ont vu tel ou tel film parce que j’en ai parlé, raconte la jeune femme de 23 ans. Moi-même, je découvre énormément de choses grâce aux créateurs et créatrices de contenu. » TikTok lui a permis de développer sa cinéphilie par-delà le périphérique. « Je ne viens pas de Paris, et il faut bien se rendre compte que la culture cinéma n’est pas la même quand on sort de la capitale. Quand on ne vient pas d’un milieu déjà cinéphile, il faut aller chercher la cinéphilie ailleurs. TikTok permet de sensibiliser plein de gens, notamment les jeunes générations, à d’autres cinémas » que les traditionnels blockbusters.

Amaury, qui tient le compte @lecinemadamaury depuis deux ans et demi, près de 57 000 followers au compteur, revendique la même envie de « faire découvrir des films aux gens pour qu’ils améliorent leur culture ciné ». Ses vidéos sur les sorties récentes en côtoient d’autres sur des films de patrimoine. Garde à vue de Claude Miller ou Freaks de Tod Browning ont récemment eu ses faveurs. « Je mets aussi en avant des plateformes gratuites, car je trouve intéressant qu’on ait accès à la culture très facilement, mais dommage que beaucoup ne le sachent pas. » Lui est abonné aux Cahiers du cinéma, mais le confesse bien volontiers : à part ce magazine, l’essentiel de son rapport à la critique se fait sur les réseaux sociaux. « La critique écrite renvoie une image trop élitiste et intéresse moins les gens de ma génération. Le média vidéo est plus efficace. On ne s’adresse pas à la même cible, c’est complémentaire. »

Mean Girls
« Mean girsl, Lolita malgré moi » de Samantha Jayne et Arturo Perez Jr.© Paramount Pictures

DOMPTER DES ALGORITHMES

« C’est un moyen de toucher le public qui n’a pas les codes pour aller lire Positif », abonde Véronique Cardamone, enseignante en BTS métiers de l’audiovisuel au lycée Carnot de Cannes. Elle s’est mise à TikTok il y a deux ans, au départ pour créer des capsules vidéo pour ses étudiants. Aujourd’hui, à 52 ans, « Carda », comme elle se fait appeler sur les réseaux sociaux, a plus de 24 000 followers sur la plateforme chinoise. « Cela crée un réseau autour du cinéma : on en parle avec des gens qui sont des inconnus au départ, puis deviennent des familiers. Il m’est même arrivé de tomber sur des abonnés dans la vraie vie, c’est toujours sympa. » Selon elle, la vidéo incarnée permet de bénéficier d’un « capital sympathie » auprès des abonnés. Mais ce n’est pas la seule raison qui explique le succès de TikTok chez les jeunes cinéphiles.

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Véronique Cardamone cite également « l’immédiateté, l’aspect court et la pérennité ». Les deux premiers facteurs sont communs à tous les réseaux sociaux ou presque, et la brièveté des vidéos oblige à s’adapter : l’enseignante sait, à l’heure où l’attention est une denrée rare, qu’elle doit toujours prévoir un hook, c’est-à-dire une formule accrocheuse, pour éviter que les internautes ne scrollent directement vers autre chose. Les distributeurs ont d’ailleurs les mêmes préoccupations pour promouvoir leurs films sur la plateforme.

Pan Distribution a ainsi retravaillé la bande-annonce du Consentement « pour avoir des images percutantes dès les premières secondes », raconte Paul Chalanset, responsable numérique. Mais, par rapport à d’autres réseaux, notamment Instagram, c’est sur la pérennité que TikTok prend l’avantage. « Les vidéos remontent régulièrement, ce qui fait qu’on a un public nouveau qui arrive même avec d’anciens contenus », explique Véronique Cardamone. Surtout, toutes peuvent être mises en avant par l’algorithme de l’application, sans forcément qu’il soit nécessaire d’être abonné à la personne qui les poste. « Il est bien plus facile de toucher des gens qui ne nous suivent pas », résume Amaury, qui a choisi de se lancer sur TikTok en grande partie pour cette raison.

@lecinemadamaury 3 excellents films + un bonus à voir au cinéma cette semaine ! Vous les avez vus ? #OnRegardeQuoi #Cinema #Films #Film ♬ son original – Le cinéma d’Amaury 🎬

L’algorithme est aussi une contrainte. D’abord en matière de rythme de production, car il a horreur du vide. Amaury poste une vidéo par jour, ce qui lui demande au moins une heure trente d’écriture, de tournage et de montage. Le jeune freelance y passe énormément de temps et empiète sur ses week-ends pour se créer une communauté. La question se pose aussi sur le contenu, même si tous les créateurs interrogés assurent qu’il est possible de parler de tout. « Ce qui marche le plus, c’est ce que je ne fais pas : déglinguer des films, poursuit Amaury. Mais certaines vidéos un peu niche marchent bien… C’est compliqué à analyser, car l’algorithme est très capricieux. » Manon choisit, elle, d’accoler des longs métrages pointus à d’autres plus mainstream pour faire décoller son nombre de vues. « J’ai fait une vidéo sur quatre films plus “ouf” que L’Amour ouf et, clairement, le titre seul a joué dans sa viralité [plus de 550 000 vues, ndlr]. »

RECRÉER LE RITUEL

C’est aussi en encourageant plus d’interactions et en utilisant la fonction live des vidéos que Manon cartonne. Avec deux autres comptes, elle a lancé des ciné-clubs sur TikTok. Le principe est simple : tout le monde est encouragé à regarder un film, disponible gratuitement sur Internet, avant une date déterminée à l’avance. Le jour J, les trois organisateurs lancent une vidéo en direct et discutent de Lost Highway de David Lynch, ou de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, tout en gardant un œil sur les commentaires. «Ensuite, on accueille des gens sur le live, poursuit Manon. Cela occasionne des discussions qui dérivent parfois sur d’autres films… Dans les faits, beaucoup de gens voient le live d’abord et regardent le long métrage après. »

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Ce streaming vidéo live a aussi permis à des utilisateurs, pendant un bref moment entre décembre 2024 et janvier 2025, de diffuser des films intégralement. Si TikTok est rapidement intervenu pour mettre fin à cette pratique illégale, Benoît Labourdette se souvient bien d’avoir aperçu L’Aile ou la Cuisse et un film d’animation du studio Pixar. Pour ce chercheur, consultant en innovation culturelle et stratégie numérique, c’est la preuve que « le désir de cinéma extrêmement spécifique à la salle peut être réinventé via les réseaux sociaux ». « Ce qui est surprenant, c’est le moment collectivement partagé. Après tout, les gens ayant piraté le film pourraient le regarder seuls. Mais non, ils recréent l’énergie de la séance, le rituel que constitue le fait d’aller au cinéma, analyse celui qui est aussi réalisateur. Les participants n’habitent probablement pas dans le Quartier latin [quartier parisien qui compte énormément de petites salles indépendantes, ndlr], et je trouve ça beau et vivifiant. » Des films sont aussi diffusés en plusieurs vidéos d’une dizaine de minutes (la durée maximale sur TikTok).

yes man phone
« Yes Man » de Peyton Reed © Warner Bros

Et si la plateforme elle-même et des ayants droit sourcilleux font la chasse à ces contenus illégaux, certains professionnels décident au contraire d’en tirer parti. Peacock, plateforme de S.V.o.D. américaine, a ainsi choisi de mettre à disposition des épisodes de séries entiers sur l’application pour faire connaître leurs programmes. Plus généralement, le réseau social est devenu incontournable pour quiconque travaille dans le cinéma. « On investit dessus dès qu’on vise le public jeune, donc pour les comédies avec un gros casting, les thrillers et les films d’horreur, détaille Étienne L’Helgouac’h, programmateur chez The Jokers Films. On sait que, sur cette application, dès que les chiffres s’emballent, ils sont vraiment dingues. »

Du côté de Pan Distribution, on avait préparé le terrain autour du Consentement en nouant des partenariats avec des médias numériques sur TikTok et en posant directement des questions aux internautes. « Les jeunes n’attendent que ça : ils ont besoin de se sentir utiles et écoutés, analyse Paul Chalanset. On ne peut pas faire cette communication sur tous les films ; et dire qu’on a maîtrisé de A à Z l’amplification du Consentement sur TikTok serait mentir, mais on avait semé les graines. » Et celles-ci peuvent germer très rapidement. En 2024, TikTok a publié une étude menée auprès de ses utilisateurs américains : 47 % de ses utilisateurs déclarent avoir découvert un film à l’affiche sur l’application et, parmi eux, 36 % se décident à acheter une place de cinéma.

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