Comment Letterboxd est devenu l’appli préférée des cinéphiles 

[ENQUÊTE] Montre-moi ton Letterboxd, je te dirai qui tu es. Fondée en 2011, la plateforme qui permet de critiquer des films est devenue un espace de partage populaire et authentique, où les utilisateurs se distinguent par leur écriture percutante, autant qu’ils se fédèrent autour de goûts communs. Retour sur la Letterboxd-mania, qui reconfigure les usages cinéphiles.


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Illustration pour les films de 2024 les mieux notés sur Letterboxd © Danny Haas

Le saviez-vous ? Bilal Hassani est dingue de Wicked, Kyle MacLachlan a récemment regardé Vice-versa 2, l’un des films chouchous de Martin Scorsese est La Rivière de Jean Renoir, Sean Baker a découvert Baise-moi de Virginie Despentes dans une « superbe » version restaurée Blu-ray. Quant à Ayo Edebiri, l’interprète de The Bear, elle est tombée sous le charme de Messi, le toutou d’Anatomie d’une chute. Un petit tour sur Letterboxd a suffi pour dénicher ces anecdotes. 

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Conçu comme une tentaculaire bibliothèque cinéphile, ce réseau social permet aux internautes de recenser, noter, critiquer, recommander, et consulter l’avis des autres sur les films. Encore confidentielle il y a cinq ans, l’application connait ces dernières années une forte croissance : entre janvier 2020 et janvier 2025, elle est passée de 1,8 million à 18 millions d’utilisateurs, d’après un bilan chiffré publié par Variety, la France étant le deuxième pays non anglophone à utiliser le plus Letterboxd, selon les informations que nous a communiquées la plateforme.

L’application semble aujourd’hui s’être imposée comme un outil prisé par une nouvelle génération de cinéphiles, avide de découvrir des œuvres de façon ludique et décomplexée. Tous les films y sont dignes d’analyse, du blockbuster (Dune : Partie 2, film le plus visionné et le mieux noté par les utilisateurs en 2024) au dessin-animé confidentiel (Mémoires d’un escargot, qui se hisse à la 11e place du top 15 annuel), avec une exhaustivité grisante : plus d’un milliard de films, courts et longs métrages, y sont répertoriés.

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Capture d’écran de la page d’accueil de Letterboxd

BACK TO BASICS

Letterboxd est créé en 2011 par deux entrepreneurs néo-zélandais alors trentenaires, Matthew Buchanan et Karl von Randow, qui ont déjà fondé ensemble en 2001 Cactus Lab, une agence de création de sites internet. Au début des années 2010, les réseaux sociaux comme LastFM, Flickr et Tumblr explosent. C’est le règne du tchat, du blog, des commentaires. Internet mute en espace d’échange interactif. Côté cinéma, les sites Rotten Tomatoes (un agrégateur de critiques, lancé en 1998) et IMDb (une base de données sur le cinéma et la télévision, lancée en 1993) occupent le terrain, mais la subjectivité de l’utilisateur et le lien social y sont secondaires – au point qu’IMDb a fermé ses forums de discussion en 2017. 

Cette année-là, Letterboxd double justement son nombre de notes attribuées aux films, passant de 15 millions en 2016 à plus de 30 millions en 2017 : l’application a progressivement capté ces cinéphiles en manque d’espaces de débat. Joint par téléphone, Matthew Buchanan explique : « IMDb avait manqué l’occasion de créer une véritable expérience sociale autour du cinéma. Nous avons décelé un vide, un créneau à occuper. »

Buchanan et von Randow lancent Letterboxd sur leur temps libre, avec le désir de rassembler les cinéphiles. Le nom qu’il choisissent fait référence à une pratique, le « letter-boxing », qui consiste à transférer un film tourné dans un format large vers des formats de largeur standard, tout en conservant le ratio d’origine du film, pour pouvoir le diffuser. « Notre mission a toujours été cohérente : aider notre communauté à découvrir des films qu’elle pourrait aimer, créer un esprit de partage autour de ce que vous avez regardé, dans l’espoir que quelqu’un d’autre découvre son nouveau film préféré grâce à vous – qu’il s’agisse d’une nouvelle sortie, d’un joyau méconnu ou d’un classique bien-aimé », poursuit le cocréateur de la plateforme.

« L’application organise une sorte de viralité hyper tranquille. »

Jérôme Lachasse (journaliste)

Matthew Buchanan se raconte comme un « enfant de l’ère VHS » (« J’allais à vélo au vidéoclub et je remplissais mon sac à dos de cassettes dès que j’en avais l’occasion »). Letterboxd a été pensé dans ce rapport simple, direct, à l’objet film. L’interface se veut ludique et intuitive et mise sur un retour aux fondamentaux. Le graphisme rappelle l’internet des origines (fond uni, affiches de films et icônes faciles à déchiffrer), et les fonctionnalités visent la même efficacité, encourageant une logique de sélection, plutôt qu’une consommation frénétique de contenus.

Les abonnés peuvent tenir un « diary », qui leur permet d’archiver chronologiquement les films vus, et une « watch list », où lister les films qu’ils ont envie de voir. Ils peuvent aussi rédiger des « reviews » (de courtes critiques), que les autres utilisateurs peuvent liker et commenter, et créer des « lists » (des sortes de tops) thématiques.

La plateforme tranche aussi avec les autres réseaux sociaux par son faible recours aux algorithmes. Ici, pas de « fil d’actualité », ce qui évite le phénomène du « doom scrolling », sentiment d’être débordé par des contenus aléatoires et invasifs que l’on n’a pas choisis. « Letterboxd organise une sorte de viralité hyper tranquille », résume Jérôme Lachasse, journaliste spécialisé dans la culture et le cinéma pour bfmtv.com, et abonné actif de Letterboxd depuis 2023 – sa review de Vingt-Dieux, de Louise Courvoisier, y a fait un petit buzz.

«  Letterboxd permet aux femmes qui y sont d’avoir la paix. »

Julie Escamez (social media manager)

« Quand on partage un avis sur Instagram ou X, les réactions des gens sont immédiates et envahissantes. Ici, on reçoit des notifications, mais ça ne bouleverse pas notre monde. »

Julie Escamez, qui exerce le métier de social media manager, est, elle aussi, une utilisatrice assidue de la plateforme, qu’elle a rejointe en 2020 car elle cherchait une alternative à d’autres communautés digitales centrées sur le cinéma où l’ambiance de « boys club » lui pesait. Elle développe : « Il est impossible par exemple d’envoyer un MP [message privé, ndlr] sur Letterboxd, et j’espère que l’appli ne mettra jamais cette fonctionnalité en place, car elle permet aux femmes qui y sont d’avoir la paix. »

REFUGE CINÉPHILE

Pour les abonnés français qu’on a rencontrés, Letterboxd semble ainsi représenter une sorte de « safe place », un refuge certes cinéphile, mais aussi cool. « C’est grâce à Letterboxd qu’être cinéphile est redevenu tendance », tranche Julie Escamez. Comme beaucoup, elle s’est inscrite sur Letterboxd en 2020, en plein Covid. Les salles de cinéma sont alors à l’arrêt, et la jeune génération investit les réseaux sociaux pour contrer l’isolement : une conjoncture qui profite à Letterboxd (en 2024, une étude de la plateforme indique que 60% de ses utilisateurs mondiaux ont moins de 34 ans).

Une communauté donc, avec ses codes et son ton : un mélange de réflexions intimes, d’analyses classiques, de punchlines, de clins d’œil à la pop culture ou à la culture internet… Sur la page du film En fanfare d’Emmanuel Courcol, par exemple, les reviews s’enchaînent et ne se ressemblent pas : « Les Tuches x Whiplash x Tár x CGT » ; « Dans ses meilleurs moments, ça fait penser à Bacri-Jaoui à son apogée. Ils me manquent » ; « Moi aussi j’veux graille un Grec au bord du ngtcanal avec Pierre Lottin. »

Sur celle de Miséricorde d’Alain Guiraudie, les internautes naviguent entre trait d’esprit (« Ce que Saltburn pense être ») et théories métaphysiques (« Tennessee Williams a écrit que le contraire de la mort est le désir, Guiraudie semble s’éloigner de cet axiome. »).

Misericorde 2
Miséricorde sur Letterboxd

Un tour du côté des « lists » nous montre que là aussi, l’inventivité est de mise, et le second degré apprécié : « Drames psychosexuels, rêves nihilistes et surréalisme avec une touche d’humour » ; « Films où Paul Kircher lèche une plaie à sa main ».

RETOUR AU CINÉMA

La plateforme s’est dotée d’une équipe éditoriale qui a accéléré sa croissance à coups de formats malins et ludiques, en adaptant certaines fonctionnalités phare de Letterboxd en formats vidéo diffusés notamment sur Instagram ou Youtube. Le plus emblématique et viral est le « Four Favourites ». Sur l’application, il s’agit d’un bandeau épinglé sur le profil de chaque utilisateur où apparaissent ses quatre films préférés de tous les temps.Des membres de l’équipe Letterboxd sillonnent les tapis rouges pour demander leur « four favourites » à des célébrités. Plus d’un millier y sont déjà passées, dont Emma Stone, Natalie Portman, Adam Sandler, Renate Reinsve, Wim Wenders, Jesse Eisenberg, Denis Villeneuve…

« Le ‘Four Favourites’ est une création récente. Pour être honnête, je n’y croyais pas lorsque mon responsable des réseaux sociaux, Aaron Yap, m’a soumis l’idée. J’avais tout faux : c’est devenu une formidable petite carte de visite que les personnalités aiment préparer (ou pas) » explique Matthew Buchanan. Sur Youtube, on trouve par exemple le format « Reading Your Reviews », dans lequel des cinéastes se prêtent à un autre exercice : lire les reviews de leur film publiées sur Letterboxd, qu’elles soient dithyrambiques ou assassines. L’occasion de découvrir qu’Edgar Wright (Shaun of the Dead) et les Daniel (Everything Everywhere All At Once) ont le moral et l’autodérision bien accrochés.

L’onglet « journal » de l’application rassemble quant à lui des articles, écrits par l’équipe éditoriale de la plateforme (comme cette interview de Hugh Grant où il commente sa propre filmographie) ou par la communauté (comme cet hommage au regretté David Lynch). Une habile façon de montrer aux utilisateurs que leur voix, et leurs mots, comptent. Ce qui est d’ailleurs vrai : « Des producteurs de cinéma m’ont déjà dit qu’ils regardaient les premières critiques spectateurs sur Letterboxd », affirme Jérôme Lachasse.

L’influence fonctionne dans les deux sens. Letterboxd est un indicateur, mais peut aussi être un accélérateur de tendances. Dans un article du média irlandais RTE, intitulé « Comment Letterboxd a fait découvrir à la génération Z des films comme The Brutalist », Paul Market, projectionniste à l’Irish Film Institute, raconte que de nombreux jeunes sont venus assister à l’avant-première de cette fresque exigeante de 3h35, intrigués par les premières reviews mystérieuses sur le film, évoquant l’entracte qui le scinde, publiés sur la plateforme. Selon lui, depuis, les séances ne désemplissent pas.  « Je suis ravi d’entendre que certains attribuent une partie des recettes de The Brutalist à de jeunes cinéphiles possédant un compte Letterboxd – c’est l’effet recherché ! » s’enthousiasme Matthew Buchanan. Letterboxdest un espace virtuel, qui (ra)mène tout droit à la salle de cinéma. Et rappelle que de l’internaute au spectateur, il n’y a qu’un pas.

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