Pour ce film produit par MK Productions en association avec le festival de Cannes, elle reprend le dispositif créé par Wim Wenders en 1982 pour son documentaire Room 666 : seuls face à une caméra dans une chambre d’hôtel de Cannes, les artistes ont carte blanche pour répondre à une question : « Le cinéma est-il un langage en train de se perdre, un art qui va mourir ?» Lubna Playoust nous en dit plus sur ce mystérieux projet.
En 1982, pour Room 666 de Wim Wenders, Jean-Luc Godard, Steven Spielberg, Susan Seidelman, Rainer Werner Fassbinder ou encore Ana Carolina se carapataient dans une chambre d’hôtel pour réfléchir à la mort du cinéma. Un paradoxe en plein Festival de Cannes ? Pas tant que ça, puisqu’à l’époque les réflexions sur le fait que la télévision allait remplacer le Septième art allaient bon train. Aujourd’hui, on parle toujours de cette possible fin du cinéma, face à la faible fréquentation des salles après l’apparition de la pandémie, à la concurrence des plateformes ou des réseaux sociaux.
S’interrogeant sur l’actualité de la question posée par Wenders, la cinéaste et actrice Lubna Playoust (Le Cormoran, Valse à trois), également programmatrice de la plateforme mk2 Curiosity, a proposé au festival de transposer son dispositif en 2022, 40 ans plus tard. Juste avant de voir se succéder les cinéastes dans la fameuse chambre, elle nous a parlé de ce qu’elle attendait de cette intrigante expérience qui donnera lieu à un documentaire.
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[TROISCOULEURS] Au départ, comment les questionnements qui traversent Room 666 de Wim Wenders vous ont-ils interpellée ?
[LUBNA PLAYOUST] Ce documentaire, je l’ai découvert il y a plusieurs années. À chaque fois que je le regarde, je me dis qu’il y a une prémonition dans la question de Wim Wenders. Avec l’émergence du numérique, la miniaturisation des écrans, les changements d’habitudes des spectateurs, de systèmes de financement, on est en train de vivre une période de bouleversement, comme celle à laquelle les cinéastes étaient confrontés dans les années 1980.
Quelles paroles de cinéastes présents dans Room 666 vous ont paru résonner avec notre époque ?
Il y a un mot qui me revient, c’est celui de Michelangelo Antonioni : « Adattarsi» (« s’adapter »). Il y a aussi Jean-Luc Godard qui parle de tous ces petits films qui ont fait le cinéma et qui se demande s’ils existent encore, s’ils peuvent même exister. Il ne parle pas de mode de financement, mais plutôt d’énergie. Il évoque aussi le fait que les gens ont peur du cinéma, que c’est plus facile pour eux de regarder une petite image de près comme le permet la télé, que de voir une image loin et dans le noir. Il n’y a pas longtemps, j’ai lu un livre sur l’arrivée de l’éclairage artificiel dans les villes. Il y avait un passage sur le cinéma, présenté comme le seul endroit où, à l’origine, on appréhende le monde dans le noir, cette chose qui nous effraie depuis toujours. Au théâtre, au départ, les représentations avaient lieu en pleine lumière et, un jour, Wagner a voulu que ses pièces soient jouées dans le noir. S’il n’y a pas cette obscurité au cinéma, on ne vit pas totalement l’expérience. Le cinéma nous permet d’appréhender cette peur du noir.
« On met ces cinéastes face à leurs propres réponses. Seuls dans une pièce, ils ne parlent pas en réaction parce qu’il y a quelqu’un en face, ils prennent cet instant pour s’interroger sur leur art. » Lubna Playoust
Room 666 est comme hanté par la question de la « mort du cinéma ». Que vous évoque cette vieille antienne ?
L’idée de mort du cinéma revient de manière cyclique. Je suis jeune réalisatrice et je me pose la question : qu’est-ce que c’est, de réaliser des films aujourd’hui ? Est-ce que les nouvelles technologies sont des tremplins, permettent d’aller plus loin, de faire des choses plus belles et plus grandes ? Ou bien ne sont-elles que de la technique, qui donne cette impression d’évolution mais qui ne dit pas en quoi le langage cinématographique se révolutionne vraiment ?
Room 666 ne donne pas de réponse définitive, le film essaie de faire un état de la situation à travers les points de vue des différents cinéastes. Après, il y a des personnalités qui, rétrospectivement, se démarquent en étant visionnaires. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est qu’il réside toujours une question, qui est là, qui est posée. Finalement, on met ces cinéastes face à leurs propres réponses. Seuls dans une pièce, ils ne parlent pas en réaction parce qu’il y a quelqu’un en face, ils prennent cet instant pour s’interroger sur leur art. Par rapport à cette idée de mort du cinéma, je lisais dans ce livre dont je vous parlais que la bougie aurait dû disparaître très rapidement dans l’histoire de la lumière. Pourtant, elle est encore là, sa flamme brille toujours. C’est généralement lorsqu’on parle de fin que se font les grandes avancées technologiques, ce qui réveille l’envie de créer, de trouver le langage qui correspond à l’époque.
Comment Wim Wenders a-t-il accueilli le projet ?
Je ne lui ai pas encore parlé directement. Tout s’est passé par mails. Déjà, on sait qu’il viendra lui-même se prêter au jeu. Je pense qu’il est assez content car il soutient le projet. Son inquiétude, à la base, c’était que Room 666 soit bien cité, ce qui me paraît évident puisqu’il s’agit d’une sorte de suite. Je fantasme peut-être, mais ça doit être génial pour lui de voir que son projet continue à vivre.
Que reprenez-vous du dispositif initial ?
Sans tomber dans la nostalgie, c’est intéressant de voir ce que ça fait de reprendre le même dispositif aujourd’hui, mais avec le numérique. Je me suis demandé comment on pouvait le transposer à notre époque. Déjà, Room 666 était éclairé par Agnès Godard ; j’ai voulu poursuivre en choisissant à ce poste une femme chef opératrice dont j’admire le travail, Marine Atlan. Ensuite, le documentaire de Wenders met tous les cinéastes dans la même situation, pour créer une sorte de lissage qui nous permet en tant que spectateur de nous concentrer sur leur réponse. Wenders a composé avec des éléments comme la télévision qui apparaît en arrière-plan. Qu’est-ce qu’incarne la télé aujourd’hui ? Je garde l’idée qu’on intègre la télévision à la mise en scène, également le fait que les cinéastes soient seuls dans la chambre d’hôtel. Se posait aussi la problématique du temps : le film de Wenders était en 16mm avec des bobines de 120 mètres, donc chacun avait 12 minutes pour parler. Je me suis dit que j’allais respecter ce temps, pour que les gens assument de n’avoir pas tout de suite leur réponse, acceptent aussi d’embrasser ce moment qui leur est proposé.
Crédit photo: sur le plateau de tournage de « Curiosity Room », making of avec la réalisatrice Lubna Playoust (c) mk2