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VARDA: sa période américaine décryptée

  • Quentin Grosset
  • 2019-03-29

Mai 1968. La France bouillonne de révolte, et les cinéastes de la Nouvelle Vague, en solida­rité avec les mouvements étudiants et ouvriers, empêchent la diffusion des films au Festival de Cannes. Au même moment, Agnès Varda tourne des films aux États-Unis.

Elle est accompagnée par Jacques Demy, qui vient de signer un contrat avec la Columbia pour réaliser Model Shop. Attentive à d’autres boulever­sements politiques sur lesquels elle pose son regard lucide et pétillant, la cinéaste est soudain plongée dans une Amérique au climat très « sex and politics ». « Jacques et moi étions relativement sages, ça a été un choc ! Tout le monde portait le symbole “peace and love”, même les patrons de studios. Mais les vrais hippies se réunissaient dans de grands parcs où l’on amenait les enfants, les chiens, des cageots de cerises que tout le monde partageait. Les Mamas & Papas ou les Doors venaient chanter gratuitement. Il y avait beaucoup de cigarettes “artistiques”. Certains prenaient du LSD dans le but de libérer l’invention, les cou-leurs, l’exubérance », raconte la réalisatrice.À l’automne 1967, Agnès Varda est invi­tée à présenter son film Les Créatures (1966) dans un festival à San Francisco. Elle apprend par Tom Luddy, producteur qui dirigeait alors la Pacific Film Archives, l’existence d’un délicieux personnage, Jean Varda, qui s’avère être un oncle éloigné.


Oncle Yanco (1967) d’Agnès Varda Copyright Ciné-Tamaris

Sur un bateau-maison fait de bric et de broc, à Sausalito, ville aquatique dans la baie de San Francisco, vit un artiste haut en couleur dont la cinéaste tire le portrait dans Uncle Yanco (1967). Promenades en mer, bohème avec ses amis hippies, discussions sur ses collages ou ses peintures de villes byzantines… l’oncle Varda réinvente le quotidien. Dans ce premier court métrage américain, Varda tourne déjà dans les recoins rarement filmés des États-Unis, là où résident ceux qui contestent l’American way of life. Tom Luddy lui fait rencontrer les responsables du Black Panther Party, alors que les manifesta­tions autour du procès de Huey Newton, cofonda­teur de l’organisation avec Bobby Seale, battent leur plein à Oakland. Une émission de télévi­sion française lui commande un reportage sur le sujet, qui ne sera finalement pas diffusé, pour ne pas réveiller les feux de Mai 68 – on était à l’automne 1968. « C’était un moment éphémère où le Black Panther Party était encore cohérent, organisé, avec un programme en dix points et un entraînement militaire. Ils étaient persécutés par les pigs qui n’hésitaient pas à briser leurs vitrines. Je m’avançais vers eux avec un accent bien français et je disais : “French televi­ sion.” C’était un mot magique à l’époque. » Pour ce film, Agnès Varda et Pascal Thomas réussissent à avoir une interview de Newton, en prison. Dans un commentaire radical et déterminé, elle évoque la répression policière en adoptant le ton révolutionnaire de ceux qu’elle filme.

Triangles amoureux

Comme Jacques Demy, Agnès Varda écrit un scé­nario pour la Columbia, Peace and Love. Mais le studio ne lui accorde pas le final cut. Tant qu’à faire, elle réalise Lions Love (… and Lies) (1969), un film hippie hollywoodien sur trois acteurs chevelus qui jouent leurs propres rôles : Viva!, échappée de la Factory de Warhol, et Jim Rado et Gerome Ragni, qui avaient écrit et jouaient la comédie musicale Hair. Ces idoles, sur le point de devenir des stars, vivent en triangle amoureux dans une maison sur une colline de Hollywood. Varda mêle docu­mentaire et fiction en faisant réagir ses acteurs à l’annonce, à la télévision, du meurtre de Robert Kennedy. « Henri Langlois m’avait dit, à quelques mots près : “Ce film, en exagérant la fiction, est finalement un documentaire sur Hollywood.” » D’ailleurs, la réalisatrice Shirley Clarke, qui appa­raît dans Lions Love…, dit à un moment ne jamais savoir si elle filme ou si elle est dans le film. Cette hésitation pourrait s’appliquer à toute l’œuvre d’Agnès Varda. « Dans une scène, Shirley, dont le personnage essuyait beaucoup de refus de la part de l’industrie, devait faire semblant d’avaler des pilules pour se suicider. Elle n’a pas voulu la jouer. L’opérateur de la caméra n’a pas coupé. On me voit arriver dans le champ, je prends sa robe et j’avale moi-même les pilules nerveusement. Du coup, elle reprend le rôle. »

Mur murs (1980) sort en salles en 1982 dans un double programme avec Documenteur (1981). Dans le premier, la cinéaste filme les murals, d’immenses fresques peintes par des artistes de rue sur les murs de Los Angeles. « La moitié de ces œuvres ont depuis été effacées. Le combat des muralistes consistait à s’opposer au système des galeries. Ils peignaient sur les murs pour tout le monde, c’était gratuit. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. » Varda n’hésite pas à arpenter des terri­toires réputés ingrats, sièges de la criminalité, des gangs, du trafic de drogue. Elle s’intéresse, pour reprendre son expression, aux « anges lésés » de la ville, qu’elle poétise et met en valeur, particulièrement les minorités ethniques qui racontent leur histoire à travers leur art. Ce sont bien des murs, mais qui, au lieu de le bloquer, ouvrent l’horizon.

Le dernier plan de Mur murs est aussi le pre­mier plan de Documenteur. C’est que les deux films sont liés : après avoir montré l’exil avec son œil de documentariste, elle invite le spectateur à ressentir cette souffrance d’une manière plus introspective à travers le personnage d’Émilie (Sabine Mamou, la monteuse de Mur murs), une Française qui vient de vivre une séparation et cherche un logement avec son fils de 8 ans (joué par Mathieu Demy). « Pour une fois, j’assumais d’être triste. J’ai eu une crise d’“abandonite” aiguë qui m’a permis de regarder les gens de façon très sensible, comme si tout me faisait mal. J’utilisais des images documentaires pour parler à la place d’Émilie. Elle est dans l’exil des mots, chose que je ressentais très fort parce que les gens parlaient anglais. Je pensais à des mots français : “malotru”, “cyclamen”… Ce n’est pas que Jacques m’abandonnait, mais on se décol-lait. La douleur était si vive que c’était comme si tous les hommes m’abandonnaient. Cette femme et son fils qui n’arrivent pas à se loger, c’est l’idée qu’on n’a pas de place. » Si Agnès Varda quitte la Californie sur cette note mélancolique, son fils Mathieu Demy reviendra plus tard sur ces lieux pour son film Americano (2011), dans lequel il réu­tilise des images de Documenteur, se réappropriant ses souvenirs d’exil à deux.


Documenteur (1981) d’Agnès Varda Copyright Ciné-Tamaris

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