
Au cœur du film, il y a une maison familiale, au centre d’Oslo, qui est le témoin du temps qui passe et d’une histoire familiale, sur plusieurs générations. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Je pense que c’est lorsque ma famille a vendu une maison à Oslo qui était en fait assez similaire à celle du film. Elle avait été construite par mon arrière-arrière-grand-père, elle avait traversé le 20è siècle, et, même si c’était la maison de mes grands-parents quand j’étais petit, et si ma mère y a vécu elle aussi pendant un certain temps, pour moi c’était la maison de mon enfance. Cette maison était comme le témoin immuable du temps qui passe, et de l’histoire de ma famille. J’avais l’idée qu’une maison offre une perspective, elle rappelle aux humains à quel point tout passe vite. Comme dans ce film il est question d’une histoire de réconciliation, de pardon, ça me semblait intéressant d’avoir cette idée du temps qui passe si vite – dans ce contexte, est-ce que ça ne vaut pas le coup de pardonner, de se réconcilier ?
Le personnage de Gustav, cinéaste, tient beaucoup à tourner une des scènes-clé de son film en plan-séquence. Il insiste sur l’importance de la synchronicité du temps et du lieu… C’est aussi quelque chose que vous aimez au cinéma ?
Oui mais j’ai l’impression, en tant que membre de la génération X, d’être l’héritier postmoderne de toutes sortes de cinémas différents. J’ai grandi en regardant les films d’Andreï Tarkovski et j’aime ce sentiment du présent que permet l’unité d’espace et de temps. Je l’ai utilisé dans mes films, par exemple la fin d’Oslo, 31 août est un plan-séquence de près de neuf minutes. J’aime vraiment ça, mais je suis aussi un enfant d’Alain Resnais, et d’une mise en scène plus joueuse : l’idée d’explorer la subjectivité des personnages à travers le montage, dans la tradition du cinéma d’Eisenstein, me plait aussi beaucoup. Je suis vraiment entre ces deux approches. Gustav n’est pas moi, mais c’était très amusant pour moi de tourner les scènes du film de Gustav, parce que c’est un puriste du plan-séquence, de la possibilité presque romantique de s’immerger dans la réalité de l’image.
Et sa manière de diriger l’actrice de son film, jouée par Elle Fanning, est-elle similaire à la façon dont vous travaillez avec les interprètes de vos films ?
Je crois qu’il faut beaucoup partager avec les acteurs. Mes conversations avec eux sont parfois très personnelles, intimes. Cela peut permettre de créer des liens avec des choses profondes et complexes, qui peuvent venir enrichir le rôle. Aucun acteur n’est le personnage qu’il joue, évidemment, mais tous doivent trouver la vérité du personnage en eux-mêmes, et je pense que je partage avec Gustav l’idée que, d’une certaine manière, chacun doit trouver sa propre vérité. Mais contrairement à lui, je pense avoir une responsabilité dans le fait d’apporter des réponses et de donner mon point de vue, d’accepter des conversations plus approfondies.
Vous filmez ce personnage en jouant beaucoup sur les ombres, pourquoi ?
Oui, même s’il est le patriarche, à la fois dur et drôle, à l’intérieur de lui il y a quelque chose de blessé et de complexe, lié à son enfance. Et c’est vrai qu’il a envie de parler des ombres dans ses œuvres parce que cela reflète probablement sa propre vie intérieure. Dans la vraie vie, Stellan [Skarsgård, ndlr] est au contraire de Gustav quelqu’un de très ouvert et généreux, et ce contraste crée un personnage multidimensionnel. Mais le film parle aussi à travers ce personnage d’une génération d’hommes qui, très souvent, n’a pas accès au langage émotionnel. C’est un gros problème. Je me sens chanceux parce que j’ai grandi dans le milieu des skateurs [il a fait beaucoup de skateboard dans sa jeunesse, jusqu’à participer à un championnat national, ndlr], où on nous apprenait à être durs, à ne pas pleurer et tout le reste, mais je sentais quand même que j’avais le droit d’être émotif, d’exprimer mes émotions. Si on n’a pas accès à nos propres émotions, on cesse d’être proches de nous-mêmes et donc des autres.
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Pour tenter de recréer du lien avec ses filles, Gustav utilise ses films.
Je pense qu’il ne sait pas faire autrement. C’est l’ironie de beaucoup d’artistes, qui sont très différents dans la vie réelle de ce qu’ils montrent dans leurs œuvres. J’essaie de faire le contraire, de rester fidèle à mes curiosités personnelles, à mes sentiments, dans mon art. C’est difficile quand on fait des films, mais j’ai le privilège de pouvoir travailler selon le modèle de financement européen, où je dispose du final cut, où je peux expliquer à mes producteurs et à mes investisseurs, en profondeur, ce que je veux faire, et où ils le respectent, et me laissent travailler avec mon équipe. C’est vraiment précieux, parce que beaucoup de cinéastes sont contraints de travailler dans la clandestinité. C’est un peu bateau dit comme ça, mais la liberté d’expression, c’est aussi la liberté de ne pas devoir faire ce qui est attendu ou commercial.
Votre film précédent portait entre autres sur le fait d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant. Dans ce film, vous vous intéressez à ce qu’on laisse à nos enfants, ce qu’on leur transmet et de quelle manière. Pourquoi ?
Oui, qu’est-ce qui se transmet, de manière inconsciente, silencieuse, parfois douloureuse, au sein d’une famille ? Je crois que l’art peut redonner un sens à tout ça, il a un pouvoir de consolation, de pardon, là ou le langage échoue parfois parce qu’il nous pousse à l’affrontement, à la polémique. Le monde est devenu agressif et conflictuel, alors que nous avons besoin de nous écouter, de nous regarder les uns les autres, de douceur et d’humilité. Cette question de la transmission s’est imposée à moi pendant que j’écrivais le film, c’est un sujet auquel je pense beaucoup, d’autant plus que j’ai deux enfants maintenant. Je me demande comment faire. De quels traumatismes anciens vais-je pouvoir les protéger ? Mais aussi, qu’est-ce que je dois au passé ? La Seconde Guerre mondiale a été, en Norvège comme dans le reste de l’Europe, une période terrible. Dans ma famille, j’ai été très marqué par l’engagement de mon grand-père dans la résistance. Je me souviens qu’enfant, il était très, très blessé par ce qu’il avait vécu, et cela m’a beaucoup impressionné. Aujourd’hui je regarde mes enfants : sont-ils la première génération qui n’aura pas à faire face, de manière directe, aux traumatismes du 20e siècle ? C’est tout cela que je retrouve dans ce film.

Il y a une courte scène, que j’aime beaucoup, dans laquelle Gustav montre à son petit-fils, captivé, quelques trucages simples avec la caméra de son téléphone.
J’aime aussi beaucoup cette scène, elle dit qu’il y a de l’espoir. Tous les enfants ont naturellement envie de créer, et un jour cela s’arrête. Mais certains d’entre eux continueront de chanter, de danser et de faire des choses avec des caméras. Cet élan des enfants, on doit le nourrir.
Et vous, comment transmettez-vous le cinéma à vos enfants ?
J’ai montré à ma fille de 4 ans Mon oncle de Jacques Tati il y a cinq jours pour la première fois. C’était drôle parce qu’elle a d’abord ri, et puis au bout d’un moment, parce que c’est un film de 1958 et que l’histoire s’adresse peut-être à un enfant un peu plus âgé, elle a dit : « C’est un peu ennuyeux. » J’ai dit oui, mais sois patiente, ce sera à nouveau amusant dans un instant. Et cinq minutes plus tard elle riait de nouveau. A la fin, je lui ai demandé si elle avait aimé. Elle m’a dit oui, surtout les chiens [Jacques Tati avait recruté une dizaine de chiens de la SPA pour apparaitre dans le film, ndlr] ! Elle aime aussi beaucoup Les Temps modernes de Chaplin, et Totoro de Miyazaki. Je pense que ce qui compte, c’est de montrer aux enfants qu’il existe plein de choses différentes.
Qui vous a fait découvrir le cinéma, quand vous étiez enfant ?
Ma famille. J’ai le grand privilège de venir d’une famille de cinéastes. Mon grand-père était réalisateur [Erik Løchen, le grand-père de Joachim Trier, a notamment réalisé La Chasse, en Compétition à Cannes en 1960, ndlr], et ma mère et mon père ont également travaillé dans le cinéma [son père était ingénieur du son, et sa mère, documentariste, ndlr]. Ils m’ont donc montré beaucoup de films. Je me souviens notamment de Tarzan, avec Johnny Weissmuller. Quand j’avais huit ans, ils m’ont emmené trois fois voir E.T., l’extra-terrestre au cinéma à sa sortie [en 1982, ndlr], je voulais absolument le revoir. C’était génial.
Quelle est la première image qui vous est venue quand vous avez commencé à travailler sur ce film ?
C’est intéressant parce que quand on dit « première image », on s’attend à une image fixe, comme une photo. Mais pour moi ce n’est jamais quelque chose de statique, c’est plutôt une chose en trois dimensions, qui bouge. Une dynamique, un moment, un geste ou une émotion, sur lequel je vais continuer à travailler, au moment du tournage, puis au montage. Pour Sentimental Value, je pense que c’est en fait la fin du film. C’est le regard réciproque entre un père et sa fille.
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