
Le film tourne tout entier autour d’une quête identitaire, avec le besoin vital d’établir une vérité et de faire advenir des images manquantes. Comment s’est déroulée l’étape de l’écriture, que l’on imagine tissée comme une enquête ?
Je suis partie de ma frustration de ne pas pouvoir comprendre l’histoire d’amour de mes parents. Le film est vraiment né de la nécessité de parler de l’importance de la mémoire familiale pour pouvoir se construire une identité individuelle. Pour écrire le scénario, il m’a d’abord fallu retourner sur les lieux où mes parents avaient vécu leur histoire, avec cette frustration, là encore, de me retrouver dans des décors où je savais être passée mais qui n’avaient pas laissé de traces. Petit à petit, l’histoire a pris la forme d’une sorte de voyage initiatique auprès des membres de la famille que Marina, l’héroïne, découvre un à un. Je tenais à cette idée de « tournée familiale », au fait d’aller à la rencontre de ces personnages l’un après l’autre.
Marina voyage aussi au creux du journal de sa mère, que l’on découvre notamment à travers sa voix-off…
En réalité, ce n’était pas un journal intime, mais des lettres que ma mère avait écrites à ses amis et qui constituent pour moi un trésor pour comprendre comment elle vivait, la façon dont elle s’exprimait, quelle était sa poésie propre. Je voulais aussi voir si se dessinait, à travers ses écrits, un portrait de sa génération tout entière. Au scénario, la présence des lettres a pris différentes formes, jusqu’à ce que je me rende compte que ce qui était le plus pertinent, c’était d’assumer le fait que je ne pouvais pas reconstruire mon identité autrement qu’en passant par ces écrits, par l’exploration de cette famille, en faisant sentir la poésie des écrits de ma mère. Et puis la fabrication du scénario a aussi posé la question des risques narratifs à oser prendre pour raconter cette histoire, de la folie dans laquelle se lancer – puisqu’à un moment le film se casse et s’ouvre sur un autre film !

Dans ce segment du film, justement, vous travaillez tout un univers fantomatique, un espace du rêve, de la projection et des retrouvailles aussi. Comment l’avez-vous réfléchi en termes d’insertion dans le récit et d’aspect visuel ?
Le fait que, tout à coup, il y ait un film dans le film, a clairement constitué le gros défi de Romería. Il fallait imaginer une façon de prendre le spectateur par la main pour l’emmener dans cet autre monde. Nous avons choisi un moment du voyage de Marina où elle a besoin de cette étape parce qu’elle est frustrée de ne pas pouvoir reconstruire son histoire. Elle en arrive donc à la conclusion qu’elle doit l’imaginer, à partir d’éléments qu’elle a vus. Beaucoup des images qu’elle tourne au caméscope sont en fait les mêmes que celles que l’on voit dans la partie imaginée. Il y a quelque chose du jeu de miroir entre ces deux parties, entre les histoires qu’on a racontées à Marine, les personnages qui se poursuivent, mais aussi les objets que l’on retrouve, avec cette idée que lorsqu’on imagine des choses, de la même façon que lorsqu’on rêve, on le fait à partir d’éléments que l’on a vraiment vus. Avec comme base le journal de sa mère, qui ne comporte pas d’images, Marina comble les vides que lui laisse le réel grâce aux visuels qu’elle crée.
Vous dirigez toute une troupe d’acteurs et de non-professionnels, dont certains jouent donc pour la première fois. Quels ont été les enjeux du casting pour vous, étant donné que vous donniez corps à une partie de votre famille ?
Ça a été un casting relativement long, qui a pris des directions très différentes, d’une part parce que nous cherchions une actrice pour jouer Marina mais aussi sa mère, une personne qui puisse jouer deux rôles à la fois, deux personnages en un, chose relativement compliquée. D’autre part parce qu’il fallait faire exister une famille très étendue. Ces personnages ne représentent pas vraiment ma famille, parce qu’il y a beaucoup de fiction dans cet endroit-là du film, mais il fallait quand même que je trouve des acteurs qui ressemblent aux personnages que j’avais écrits. On a vu beaucoup d’acteurs de Galice, tout comme des non-professionnels – Lois, l’oncle, est interprété par Tristán Ulloa, qui est réalisateur, par exemple –, le film repose donc sur un mélange, et il fallait qu’il fonctionne. Ensuite, c’est vraiment une question de répétition, de temps long passé ensemble. Pendant les répétitions, nous avons créé de vrais liens familiaux, improvisé des moments qui ne sont pas des moments du film mais qui peuvent être antérieurs à l’histoire qu’il raconte. J’avais besoin qu’on ait tous cette histoire commune, qui permette aux acteurs d’arriver sur le plateau avec une expérience vécue, quelque chose de plus vivant.
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La mer est un élément constitutif du film et du parcours de Marina, dont le prénom renvoie lui rend d’ailleurs directement hommage…
La mer est inhérente à Vigo [ville située sur la côte nord-ouest de l’Espagne, ndlr], qui est la ville de mon père, avec toutes ses entrées maritimes et cette côte extrêmement accidentée, complexe, difficile à maîtriser. C’est pour ça que, dans les années 1980, la drogue arrivait par ces bras de mer. Mes parents adoraient naviguer, mon père avait un voilier, et ce pan de la famille a une relation très forte avec la mer. Je voulais aussi dire la liberté de ces années-là, cette façon de vivre au jour le jour en voyageant, comme le faisaient mes parents. Quand je pense à eux, la mer me vient tout de suite à l’esprit parce que beaucoup de photos que j’ai d’eux les montrent sur des voiliers en mer.

Est-ce que le titre, Romería, véhicule cette même idée de voyage ?
En fait, une « romería » est un pèlerinage, un voyage mystique, religieux. On utilise ce terme pour désigner le fait de déplacer une vierge vers une église, avec une dimension plus spirituelle. À mes yeux, le voyage de Marina a quelque chose de cet ordre-là. Dans le nord de l’Espagne, on emploie aussi « romería » pour parler d’une fête populaire, élément qui est également au cœur du film. Les deux dimensions collaient bien à ce que je souhaitais raconter.
Si la narration se situe dans les années 2000, c’est la période à laquelle ses parents ont disparu qu’explore Marina, en se débattant dans l’ombre d’un secret extrêmement douloureux sur l’addiction aux drogues et le sida. 40 ans après, diriez-vous que le sentiment de honte est levé en Espagne ?
Non, pas encore. La honte persiste, selon moi. Il y a quelque chose de très étrange avec le sida… Sur le plan scientifique, la situation a évolué très rapidement, avec la possibilité, aujourd’hui, de vivre avec la maladie, mais sur le plan social et psychologique, c’est encore clairement un tabou. On a très vite cessé de parler des personnes comme mes parents jusqu’à ce qu’aujourd’hui, petit à petit, on pense à retrouver cette mémoire. La preuve, c’est que les jeunes ne savent presque rien du VIH. C’est pour ça que j’ai ressenti la nécessité de faire Romería : pour pouvoir rendre sa place à cette génération qui est morte parce qu’elle ne savait rien des conséquences de l’héroïne ou du sida.
Propos recueillis par Laura Pertuy, avec l’aide précieuse de Massoumeh Lahidji, interprète
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