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CANNES 2024 · Yolande Zauberman : « C’est en l’intime que j’ai confiance »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-05-06

Dans le sublime documentaire « La Belle de Gaza » , projeté en Séances spéciales à Cannes, Yolande Zauberman (« Classified People » , 1988 ; M, 2019) part sur les traces d’une femme trans qui aurait fait le trajet de Gaza à Tel-Aviv à pied. Cette légende est le point de départ d’une odyssée nocturne dans les rues cachées de la communauté queer d’Israël. Entretien avec une réalisatrice à la filmographie on ne peut plus ancrée dans son temps.

Quelle histoire vous lie au Festival de Cannes ?

En 1993, j’ai montré à la Quinzaine des réalisateurs [renommée en juin 2022 Quinzaine des cinéastes, ndlr] Moi Ivan, toi Abraham [une fiction sur deux petits garçons juifs polonais qui décident, dans les années 1930, de fuir par leurs propres moyens leur pays gangréné par l’antisémitisme, ndlr]. À Cannes, Gilles Jacob [qui fut le délégué général du Festival dès 1978, avant d’en devenir le président de 2001 à 2014, ndlr], m’avait dit à l'époque que, si j’avais proposé ce film en sélection officielle, j’aurais eu un prix. J’avais répondu que ce n’était pas grave, que j’allais travailler dans l’ombre. J’ai une espèce de fantasme hollywoodien, mais je fais les films à l’arrache. La narration de mes films se trouve dans cette tension-là. Et, au fond, j’aime bien ça.

Vous avez tourné La Belle de Gaza à Tel-Aviv avant que la guerre actuelle entre le Hamas et Israël n’éclate. Qu’est-ce que ça a changé ?

Je ne sais pas si je l’aurais réalisé après ce drame, mais qu’il existe maintenant, pour moi, ça a du sens. Alice Diop [qui a signé plusieurs documentaires et obtenu le Lion d’argent à Venise en 2022 pour son puissant premier long métrage de fiction, Saint Omer, ndlr] avait vu le film en montage, bien avant le 7 octobre, et elle l’a revu après. Elle m’a dit que le film l’avait consolée. Pour moi, avant le 7 octobre, Gaza était déjà un endroit impossible. L’idée qu’une femme trans puisse partir de là à pied pour aller à Tel-Aviv me paraissait être le chemin le plus dingue possible, le plus long – même si, en réalité, il est très court, parce que Jérusalem-Gaza, c’est une demi-heure de voiture. Mais là, c’est un autre trajet.

Malgré une situation politique déjà dramatique, votre mise en scène est très légère, ondoyante, et les femmes que vous approchez captent toutes les lumières. Elles sont d’une beauté quasi irréelle…

C’est instinctif. Filmer, pour moi, c’est comme une danse, comme un acte amoureux. J’aime que mes films ressemblent à des contes. Je crois que je raconte autant l’histoire avec l’image, avec le cadre, qu’avec l’histoire elle-même. En général, je suis un peu amoureuse des gens que je filme. Et, en même temps, je ne me prends jamais pour eux. Je sais que je ne suis pas eux. J’ai compris très vite qu’ils étaient un mystère pour moi, mais que moi aussi j’étais un mystère pour eux, et que donc on créait un troisième mystère qui n’était ni tout à fait eux ni tout à fait moi. Moi, je vois à travers la caméra plus que je ne vois sans la caméra. En plus, je ne zoome pas, et donc on me laisse m’approcher de très près. C’est extraordinaire de trouver des gens qui dansent avec vous.

Vous montrez aussi bien des vécus douloureux que des femmes dont la transidentité est complètement acceptée. Il y a une scène simple et très belle dans laquelle Talleen Abu Hanna, l’une des héroïnes du film, élue Miss Trans Israël en 2016, fête tout à fait normalement Noël en famille…

Bien sûr, leurs vécus sont multiples. Je ne fais pas de démonstration. Je m’intéresse plus au chemin lui-même : qu’est-ce que ça veut dire de devenir ce qu’on est ? C’est ce qu’elles font. Et ça, c’est initiatique. Le chemin est tellement difficile, mais leur acuité, leur intelligence est telle… Il faudrait mettre des femmes trans à la tête de tous les gouvernements.

La Belle de Gaza est le troisième volet d’une trilogie sur Tel-Aviv la nuit – les deux précédents sont les sublimes Would You Have Sex With an Arab? (2012) et M (2019). Qu’est-ce qui vous fascine dans ce monde interlope ?

Les nuits documentaires sont certainement les plus belles nuits du cinéma. Pour avoir des nuits aussi belles en fiction, il faut un matériel et une équipe absolument gigantesques. En documentaire, on prend des risques énormes avec la lumière. Would You Have Sex With an Arab?, je l’ai fait avec une torche, et le film est quand même sorti en salles ! Dans la nuit, les gens ont le temps. Il y a quelque chose de plus poétique et de plus rock ’n’ roll. Et puis la différence entre la nuit et les ténèbres, c’est que dans les ténèbres on ne voit plus rien, alors que dans la nuit il y a encore des lumières.

Vous entrez subtilement, sans forcer, dans l’intimité des gens. En matière d’équipement, de mise en place, comment ça se passe ?

Pour Classified People [tourné dans la clandestinité en Afrique du Sud, ce documentaire sorti en 1988 raconte la violence raciste de l’apartheid à travers l’histoire d’un vieux couple, ndlr], je me demandais : comment fait-on pour survivre à une assignation ? Quand je suis arrivée en Afrique du Sud, une loi qui venait de passer disait que tout étranger filmant avec une caméra pouvait encourir seize ans de prison. J’ai quand même filmé. Et les gens que j’ai filmés m’ont montré que la marge de liberté, c’était dans l’intime.

Vous croyez plus à l’intime qu’au collectif ?

Je crois aussi au collectif, mais je m’en méfie. C’est en l’intime que j’ai confiance, c’est là que je vais chercher certains bouts de réponse. Aujourd’hui, tout le monde parle de la force politique de l’intime, mais il y a trente ans, pas du tout. Et puis je filme l’intime, mais je filme aussi depuis mon intime. C’est l’homme avec qui je vis qui prend le son [l’écrivain Selim Nassib, ndlr], qui parle arabe. C’est mon neveu qui parle hébreu. Je ne peux pas demander à des gens de se dévoiler si moi je ne dévoile pas quelque chose aussi. Quand j’ai tourné M [ce documentaire puissant suit un Juif israélien qui a grandi dans une communauté ultraorthodoxe et a été violé par un rabbin dans son enfance, ndlr], je me suis dit que c’était incroyable qu’ils me laissent filmer tout ça. Surtout que je ne triche pas. Je suis là avec mes cheveux longs, en jeans. Je ne m’habille pas selon leurs critères. Dans Would You Have Sex With an Arab? [dans ce documentaire fascinant filmé dans les bars de Tel-Aviv, Yolande Zauberman demande à des jeunes Arabes s’ils pourraient faire l’amour avec des Juifs, et à des jeunes Juifs s’ils pourraient faire l’amour avec des Arabes, ndlr], je ne posais pas la question à des gens mariés ou à des religieux. Je ne posais pas cette question pour choquer, mais pour avoir une réponse. Je crois que la confiance qui s’installe tient aussi au fait que, quand je filme, je souris tout le temps.

Vous venez d’une famille juive ashkénaze, qui a fui la Pologne pour s’installer à Paris, où vous êtes née en 1955. Comment avez-vous eu accès à votre histoire familiale ?

Ma famille racontait très peu de choses, comme la plupart de ces familles qui ont en général perdu les leurs et ne veulent jamais parler de la vie avant la mort. Je suis moi-même restée silencieuse très longtemps. J’ai toujours eu le sentiment que ma langue maternelle, ce n’était pas le non-dit, mais c’était le silence. D’une certaine manière, le cinéma a été un ouvre-bouteille sur le monde. J’ai voulu trouver mon origine par moi-même. J’ai eu l’idée de Moi Ivan, toi Abraham après un rêve incroyable. J’étais avec un petit garçon que j’adorais, et on était dans un tunnel de métro. Il y avait une petite blonde à la fois très belle et horrible qui venait vers lui et lui disait : « Viens avec moi, il y a une déportation à la fin du métro. » J’étais contente parce qu’il choisissait de rester avec moi. Et là, on sortait du métro, et il y avait un bus qui nous attendait. On montait dans le bus et on voyait des tablées de hassidim [des Juifs ultraorthodoxes, ndlr]. Et on leur faisait des signes pour qu’ils s’en aillent, ce qu’ils ont fait. Je me suis réveillée tellement contente. Ensuite, avant d’écrire le scénario, j’ai interviewé des Polonais que je ne connaissais pas, et je leur ai demandé de me parler du pays, mais pas du tout de la guerre. Tous me disaient que c’était la première fois qu’ils en parlaient. Tout d’un coup, il y avait une vie extrêmement riche, parfois très lumineuse, qui sortait de leurs récits. Je me suis dit : « Je viens d’une histoire de vie, pas d’une histoire de mort. »

Après avoir obtenu un diplôme en histoire de l’art et en économie, vous avez commencé par assister le cinéaste israélien Amos Gitaï à la fin des années 1980. Qu’avez-vous appris avec lui ?

C’est quelqu’un qui vole beaucoup aux gens avec lesquels il travaille. Mais plus il me volait mes idées, plus j’étais contente. Quand il a fait Esther [1986, ndlr], c’était très compliqué pour lui, parce que c’était son premier film de fiction. Tout le monde craquait. Il m’a mise à tous les endroits, notamment au montage où je devais regarder les rushs, et c’était assez génial pour moi. Quand j’ai eu l’idée de Classified People, je pensais d’abord la donner à Amos ou à quelqu’un d’autre, et en être l’assistante. Je me disais que ce serait un pas de plus. La chef-opératrice d’Amos, Nurith Aviv, me disait : « Mais non, moi je viens et je t’aide. C’est ton idée, tu vas faire le film. » C’est la vie qui m’a mise naturellement à cette place-là. Et immédiatement, je l’ai chérie, cette place. J’ai lu un texte très beau sur Spinoza, qui dit qu’on est tous faits de boue, mais qu’au milieu de cette boue il y a quelque chose qui brille, qui est comme une idée vraie. C’est comme un miracle. Spinoza ne croit pas aux forts et aux faibles, mais il croit à celui qui suit cette idée vraie. Je crois aussi beaucoup à ça.

Dans votre cinéma, de Classified People à La Belle de Gaza en passant par M, vous montrez comment la famille peut transmettre une violence, et enclencher un cycle noir. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

J’essaie de comprendre. Pendant le tournage de M, tout d’un coup un violeur est venu vers nous. Les personnes que je filmais [et qui ont toutes subi des violences sexuelles, ndlr] étaient admiratives de ce mec qui racontait honnêtement comment il avait reproduit ce cercle vicieux, et comment il avait tenté de le casser. C’est terrible, mais la question qui vient, c’est : comment guérir ? C’est horrible, ce sont des choses qui tuent des familles sur plusieurs générations. On a un rapport à la violence, à la brutalité qui explique beaucoup de ce qui se passe dans le monde. Dans Peau d’âne de Jacques Demy, la fée des Lilas [incarnée par Delphine Seyrig, ndlr] chante qu’il ne faut jamais épouser ses parents. Il faudrait faire une chanson pour les adultes qui dirait qu’on ne touche jamais aux enfants.

La Belle de Gaza de Yolande Zauberman, Pyramide (1 h 16), sortie le 29 mai

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2023. Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.

Image : © Pyramide

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