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Thierry de Peretti, Corse intime
- Juliette Reitzer
- 2017-07-13
Qui t’a inspiré le héros du film, ce jeune révolutionnaire corse intello et sentimental ?
Je cherchais depuis longtemps un sujet qui me fasse entrer de plain-pied dans ce que j’appelle la Corse contemporaine, un endroit qui mérite le cinéma pour plein de raisons – politiques, intimes, esthétiques. Avec un ami avocat, on en est venus à parler des derniers jours de la vie d’un jeune militant nationaliste qui s’appelait Nicolas Montigny. Je me suis rappelé sa photo dans le journal le jour de sa mort, l’impression que ça m’avait fait. C’était un article assez dur, qui ne correspondait pas à l’image qui était imprimée de ce jeune homme, avec ses lunettes et sa petite barbe rousse d’étudiant révolutionnaire russe du début du xxe siècle. Il avait beaucoup de charme, quelque chose de très moderne dans le regard, et surtout il me faisait penser à mes amis. J’ai d’abord écrit un film qui se concentrait sur les derniers jours de sa vie – il est en exil à Paris quand il apprend la mort brutale de son meilleur ami et il revient en Corse, alors qu’il est menacé de mort, pour l’enterrer. Dans ce premier scénario, il allait à l’enterrement et puis il s’enfermait chez lui avec une jeune femme qu’il avait rencontrée sur CaraMail. Au bout de quelques jours elle partait, lui quittait son domicile pour aller télécharger de la musique dans un cybercafé, et il se faisait tuer, comme dans un western.
L’histoire contemporaine de la Corse est tragique, entêtante, elle hante
– en tout cas moi elle me hante.
Comment ce huis clos intimiste est-il devenu une fresque ample qui mélange les époques, les lieux et les points de vue ?
Dans cette version initiale, c’était compliqué de raconter à la fois d’où il venait et ce qui lui était arrivé sans passer par des tartines de dialogue. On s’est dit qu’il fallait un flash-back, pas pour raconter de façon littérale, mais un flash-back assez gratuit, assez impressionniste, où on le verrait avec ses amis, parce que c’est aussi un film de jeunes gens, comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino. On a donc écrit la scène du mariage. Et en fait ça a été la boîte de Pandore. J’ai écrit ce premier flash-back, puis deux, puis trois… et finalement ces flash-back sont devenus le corps du film. C’était une façon d’affronter les choses aussi, parce que je ne pouvais pas passer à côté de l’histoire contemporaine de la Corse. Elle est tragique, entêtante, elle hante – en tout cas moi elle me hante –, et je ne pouvais pas ne pas la raconter de façon plus large, plus romanesque.
Mais cet ancrage intime persiste dans le film, il lui donne même une vraie densité émotionnelle.
C’est aussi parce que le sujet est intime pour moi: j’ai toujours eu du mal, en étant à Paris, en travaillant ici, à raconter à mes amis ou à mes petites amies d’où je venais, ce qui m’avait construit. C’est quoi cet endroit, ce territoire à la fois physique, historique, mais aussi mental qu’est la Corse? J’ai grandi en écoutant la même musique que les gens de ma génération, en allant au cinéma voir les films de Wes Craven. La Corse n’est pas un territoire complètement hors du temps et archaïque, mais c’est aussi un lieu qui a à voir avec la violence, avec les crimes, avec les assassinats. Ce que je cherchais, c’était un récit qui me permette d’embrasser ces deux aspects. Stéphane est un jeune homme de son temps, il écoute l’album de Ma 6-té va crac-ker et de l’electro, mais en même temps il évolue dans un milieu ultra conservateur, avec aussi une espèce de vision fantasmée de ce que doit être un homme. Il y avait toutes ces choses-là et il ne fallait pas que l’une prenne le dessus sur les autres: ce n’est pas un film sur le nationalisme, c’est l’histoire d’un personnage qui regarde un monde en train de s’écrouler, et qui part avec.
Revenons à la scène du mariage, l’une des plus belles du film, pleine de vitalité et de lumière. Comment l’as-tu pensée ?
C’est plus une performance qu’un tournage: on a organisé un vrai mariage, ça nous a pris trois mois. Avec de vrais invités qui ne sont pas des figurants mais des amis, une cérémonie à l’église avec un vrai prêtre, un veau à la broche, un feu d’artifice, et tout s’est déroulé dans la continuité d’un vrai mariage, sans qu’on intervienne. Et les gens sont vraiment saouls à la fin. Mais ce n’était pas tant pour «faire vrai» que pour travailler sur une impression de durée. Pour moi, ce qui est vrai au cinéma, c’est la sensation en tant que spectateur d’être dans la même temporalité que les personnages, de partager le même temps. C’est pour ça aussi que je travaille beaucoup en plan-séquence. C’est la seule figure qui permette de se connecter avec le temps du personnage.
La violence est présente dès le titre, et plane sur tout le film. Comment t’es-tu posé la question de sa représentation ?
Ce sont des questions poétiques et morales que je me suis posées non-stop. Le point extrême de la représentation de la violence dans le film, c’est la scène d’exécution du début, et, à l’extrême opposé, c’est la mort du personnage principal à la fin, qu’on ne voit pas. La première scène d’exécution a été très vite, dès l’écriture, assez monstrueuse dans l’effet qu’elle peut produire. Mais j’avais envie de montrer cette violence dans ce qu’elle a, pas de banal mais d’étrange; et en même temps qu’elle ait une dimension archaïque, mythologique, qui charge la suite du film. C’est filmé d’un peu loin, du point de vue des ouvriers agricoles marocains qui assistent à la scène. C’est presque eux qui ouvrent le film, eux qui ne font tellement pas partie de l’histoire que l’on peut assassiner quelqu’un en plein jour devant eux sans s’inquiéter; ce qui est édifiant, car en même temps, ce sont eux qui cultivent la terre. Ces deux mondes qui se côtoient dans le même plan racontent vraiment deux endroits de la violence en Corse.
Comment te positionnes-tu vis-à-vis de l’engagement politique et de la violence des militants nationalistes que Stéphane rencontre et dont il rejoint la cause ?
Ce sont des gens qui sont en guerre, qui sont dans des logiques de reconquête d’un territoire politique. Le hors-champ du film, c’est les accords de Matignon de juillet 2000 qui voient Jospin, Chevènement, Valls négocier pour acheter la paix politique. Mais, en réalité, ce n’est pas tellement le devenir institutionnel de l’île qui se joue, mais plutôt que la Corse va devenir comme Cuba sous Batista – les espèces sonnantes et trébuchantes, c’est le crime organisé qui va les récupérer. Les gens que Stéphane côtoie notamment en prison, comme François, veulent être à la table des négociations. Mais bien sûr ce n’est pas dénué d’intérêts, d’enjeux de domination et de manipulation. L’idée, pour eux, c’est aussi de faire rentrer dans la lutte des jeunes gens comme Stéphane. François lui fait lire Frantz Fanon, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, et active chez lui le sentiment d’injustice. Il y a toujours cette vieille douleur, cette humiliation pas lavée
de la domination française, coloniale, sur la Corse. Tout le monde la ressent, même en n’étant pas nationaliste. Donc ça s’active très vite chez un jeune homme qui a une soif de se mettre en marche. Mais Stéphane arrive dans l’activisme en Corse au moment où les haines, les compromissions liées au pouvoir, sont à un point extrême.
C’est une forme d’engagement qui t’a toi-même séduit quand tu avais l’âge de Stéphane ?
Moi, j’étais entre Paris et la Corse, je faisais mon travail de metteur en scène de théâtre, d’acteur, j’avais choisi que mon engagement serait là. Aujourd’hui, avec ce film, les choses se croisent.
Le nationalisme corse est un sujet potentiellement sensible. Comment composer avec les attentes et les réticences ?
C’est un film documenté, qui puise dans mes propres souvenirs, mais aussi dans la mémoire commune. Ces histoires que je raconte, tout le monde en Corse les connaît. Le film est choral dans le sens où il porte une multiplicité de points de vue, les différents personnages s’expriment beaucoup, avec l’idée que la somme de toutes ces voix crée une polyphonie. Après, il y a forcément de la subjectivité. Pendant le tournage, un des acteurs, militant lui-même, me disait : « Mais pourquoi tu ne racontes pas plutôt le moment de la lutte où les gens étaient vraiment carrés?» Moi, je choisis de raconter cette histoire-là, celle de ma génération, pas de faire le film ultime sur le nationalisme corse. La période dont je parle, c’est 1995-2001. Elle est coincée entre les années 1980, un peu romantiques, flamboyantes, le début du nationalisme armé et du FLNC, et puis les années 2000-2010, qui sont plus modernes, apaisées, démocratiques. Évidemment qu’il y a une responsabilité, que je me demande quelle voix je décide de faire entendre, quelle phrase j’écris, sachant que tout le monde ne sera pas forcément super heureux. J’essaie de ne pas me restreindre, sinon je fais un film-tract, et ce n’est pas mon but. Le film essaie plutôt d’attraper un sentiment des choses. Les deux projections qu’on a faites en Corse se sont bien passées: peut-être que ça ouvrira le débat, et qu’il y aura d’autres films sur le sujet, et ça sera tant mieux.
La Corse est peu montrée au cinéma. Pourquoi, selon toi ?
Ce n’est pas seulement la Corse qui n’est pas représentée. Il y a des territoires en France, des histoires, des réservoirs narratifs très forts, partout, qui ne sont pas tellement exploités. Je rêverais de voir des fictions en Guyane, en Martinique, sur ce que vit la jeunesse de ces territoires. La Corse est un territoire plein de complexité, coincée dans son insularité, entre la France, l’Italie… Moi je pense beaucoup à Taïwan, parce que c’est les cinéastes qui m’ont inspiré : Edward Yang, Hou Hsiao-hsien. Taïwan, c’est l’île de beauté aussi, coincée entre la Chine continentale et le Japon. Quand j’ai découvert les films de Hou Hsiao-hsien, je me suis dit : voilà, les films qui parlent le mieux de la Corse, ce sont les films taïwanais.
Qu’est-ce que tu retrouves de la Corse dans le cinéma taïwanais ?
Comment ça bouge, le rapport au temps, à la violence, à l’histoire, et le lien très fort à la nature… C’est frappant dans Les Garçons de Fengkuei et Goodbye South, Goodbye de Hou Hsiao-hsien, ou dans A Brighter Summer Day d’Edward Yang. Mais c’est aussi vrai des cinéastes philippins. Raya Martin ou Lav Diaz, par exemple, sont des phares dans la nuit pour moi. Ce n’est pas pour me comparer du tout, mais je me sens proche d’eux, je reconnais une blessure, et une volonté de laver un affront, de représenter une communauté différemment. Parce que moi, quand je dis que je viens de Corse, même si c’est pas méchant, je sens bien qu’on me voit en sandales avec un verre de pastis en train de jouer aux boules. C’est vraiment ce que j’appelle le racisme cognitif, ça vient de Mérimée, de tous ces trucs que j’abhorre quoi.
Quel sera ton prochain film ?
J’hésite. Je voudrais faire un film sur Ajaccio, ma ville. C’est une ville très belle, moins tragique que Bastia, un peu mythomane, avec une espèce de fantasme de dolce vita qui traîne. Ce serait un film à sketchs avec beaucoup de personnages, une comédie un peu vitellonienne – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne serait pas noire. L’autre possibilité, c’est un film sur Paris, un film un peu proustien, presque dans le même ordre d’idée qu’Une vie violente. Il faut juste que j’attende un peu de me délester de ce film-là, qui est quand même un peu chargé.
« Une vie violente »
de Thierry de Peretti
Pyramide (1 h 47)
Sortie le 9 août