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Safi Faye, portraitiste du monde rural sénégalais

  • Enora Abry
  • 2023-11-23

Pendant plus de trente ans, la réalisatrice et anthropologue Safi Faye (1943-2023) a dépeint le quotidien des villages africains, en documentaire et en fiction. Une œuvre encore méconnue que le festival nantais des 3 Continents, qui dure jusqu'au 3 décembre, propose de découvrir dans une rétrospective qui lui est consacrée.

Trônant fièrement sur l’affiche du Festival 3 Continents, Safi Faye nous regarde. La première réalisatrice sénégalaise, et même de toute l'Afrique subsaharienne, nous à quittés en février dernier. Le festival nantais la met à l'honneur grâce à une rétrospective. Neuf de ses films (moyens, longs ou courts métrages) seront projetés. Une occasion unique de découvrir la richesse de cette œuvre rare qui nous a donné envie de présenter son travail irrigué par ses convictions politiques.

Safi Faye, artiste engagée 

“Je vous écris cette lettre pour vous demander de vos nouvelles. Quant-à moi je vais bien, Dieu merci.” C’est avec ces mots que Safi Faye ouvre son premier long métrage documentaire, Lettre paysanne. On est en 1975 et cela fait cinq ans que la jeune réalisatrice a quitté le Sénégal pour Paris afin d’étudier à l’EHESS puis à Louis Lumière. Caméra en main, elle retourne dans son village natal de Fad’jal, et filme - en noir et blanc - le quotidien de ses habitants rythmés par les récoltes, souvent mauvaises. 

Lettres paysannes (c) Safi Films

Des plans contemplatifs sur les paysages désertiques, de longues séquences qui insistent sur la dureté du travail agricole, peu de paroles mais des chants qui accompagnent le mouvement des corps sous le soleil… Avec ce film, Safi Faye impose son style, où une nostalgie tendre se mêle à un regard critique. Anticolonialiste et résolument féministe, elle fait de chaque film un plaidoyer passionné.

Terre-à-terre

Lettre paysanne, c’est l’histoire de la jeune Coumba et de son amoureux Ngor, malheureusement trop pauvre pour l’épouser. Il compte sur la récolte de l’arachide - denrée sur laquelle l’économie de leur village repose - pour obtenir l’argent dont il rêve. Mais la sécheresse en décide autrement… Cet amour contrarié cache en réalité un propos politique que la réalisatrice n’a pas peur de tenir : les conditions météorologiques ne sont pas les seules responsables de la misère, le modèle économique hérité du colonialisme y est pour beaucoup, en favorisant les revendeurs au détriment des producteurs.

Pour survivre, les paysans s’endettent auprès de coopératives frauduleuses en espérant gagner plus l’année prochaine - sans que jamais ce cercle vicieux ne se brise. Avec ce premier long-métrage, Safi Faye pointe du doigt un véritable tabou, si bien que le gouvernement sénégalais censure le film. Il obtiendra tout de même un échos à l’international, avec le prix Georges Sadoul et celui de la Critique internationale à Berlin.

Retransmission

Pas question de se laisser museler. Dès 1979, Safi Faye est de retour dans son village natal qui donne son nom à son deuxième long-métrage, Fad’jal (Grand-père raconte nous). Elle veut en retracer l’histoire, les rites, de sa création par une femme du nom de Mbang Fadial au XVIe siècle jusqu’à sa propre enfance. Tout un récit qui n’a jamais été écrit. “Par opposition à l’histoire de France écrite et apprise à l’école, comment transmet-on l’histoire africaine qui n’existe que dans la tradition orale ? Qui va la transmettre aux enfants ? Le vieux, celui qui a la mémoire de l’histoire “, explique-t-elle lorsque son film - présenté à Un Certain Regard en 1979 - est sélectionné à Cannes Classics en 2018. Se contentant du langage de sa caméra, Safi Faye laisse la parole aux villageois - vieux ou jeunes - qui racontent les légendes qu’on leur a transmises et leurs soucis quotidiens liés à la sécheresse de la terre. 

Fad'jal (c) Safi Films

Pour cette réalisation, elle abandonne le noir et blanc et n’y reviendra pas au profit de couleurs intenses, saturées. Le côté nostalgie en pâtit mais chaque lieu, chaque visage aux contours bien définis, semblent à présent figés. Ce qui était oral devient indélébile sur pellicule.

Femmes des villages

Malgré le succès de ses deux long-métrages documentaires, il faudra attendre 1996 pour que Safi Faye retourne à Cannes, avec une fiction cette fois. Pendant presque vingt ans, elle se consacre à des formats moyens et courts, principalement des documentaires commandés par des institutions ou la télévision. Aisha Rahim, programmatrice au festival des 3 Continents, ne s’étonne pas de cette disparition du paysage audiovisuel : “Safi Faye partage le destin de nombreuses réalisatrices redécouvertes récemment : un ou deux films novateurs, originaux, mais quelque chose qui ne s’enclenche pas en termes de production, de visibilité, et puis le refuge dans des formes plus courtes et moins onéreuses, sur des écrans plus petits, pour continuer à s’exprimer”, constate-t-elle dans un édito. 

Mais le format court va bien à Safi qui concentre son propos pour frapper juste. Au centre de ses documentaires : les femmes de ces villages de cultivateurs. “Le peuple côtier dont je fait partie (...) est un peuple matriarcale où la femme a plus d’importance que l’homme”, expliquait-elle à Cannes en 2018. Ses plans aussi semblent se resserrer pour être au plus près du visage de la femme dont elle fait le portrait.

Selbé dans Selbé et tant d'autres (c) Safi Films

En 1982, elle présente Selbé dans Selbé et tant d’autres - titre qui affirme la vocation universaliste de son œuvre. Selbé vit dans un petit village et doit s’occuper seule de ses enfants alors que son mari est parti en ville trouver du travail - il reviendra bredouille, elle en est certaine. Pendant ces 30 minutes, elle parle très peu - elle n’a pas le temps - comme toutes ses amies du village avec lesquelles elles travaillent du soir au matin.

La longueur des plans sans musique insiste sur la répétition des tâches à accomplir et leur difficulté physique, quand courbées en deux - un nouveau né sur le dos -, elles doivent transporter des sacs de riz, du bois et des sauts d’eau. Les rares hommes restés au village se contentent de les regarder, assis en rond, sans un mot.

Pour ces femmes, il n’est pas question de rêver ou de penser à s’enfuir, leurs aspirations s’accordent à leur condition économique : la priorité est de survivre et rien d’autre. La thématique de la survie féminine est au centre de son unique œuvre de fiction Mossane, présentée à Cannes en 1996. Elle raconte l’histoire de Mossane (en langue sérère : la beauté), une jeune fille de 14 ans, trop belle pour son plus grand malheur. Tous les jeunes hommes du village la courtisent (son frère aussi) mais elle veut vivre avec Fara, un de ses cousins éloignés parti étudier à l’Université. Ses rêves tournent court quand sa mère décide de la marier au fils d’un de leurs voisins, devenu riche après s’être installé en Angleterre.

Mossane (c) Safi Films

Pour une histoire d’amour impossible, le jeu des acteurs est curieusement froid. Quand nécessité fait loi, il n’est pas question d’être un parent compréhensif ou une jeune fille éplorée. Pendant la cérémonie de mariage, chaque protagoniste ne prend la parole qu’après avoir reçu l’argent de la dot qui leur permet d’éponger leurs dettes et donc, de continuer à exister. Monnaies d’échange, travailleuses... Les femmes sont la colonne vertébrale de ces villages sérères filmés par Safi Faye - reléguant les hommes au rang de figurants.

Une œuvre à découvrir lors du Festival 3 Continent à Nantes du 24 au 3 décembre.

Photo : Affiche 2023 du Festival 3 Continents ©All rights reserved, lbj 2023.

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