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Robin Campillo : « Je voulais convaincre de la puissance politique de la parole »

  • Quentin Grosset et Timé Zoppé
  • 2020-11-30

À la veille de la journée mondiale de la lutte contre le SIDA, France 3 diffuse ce soir à 21h05 le puissant 120 battements par minute de Robin Campillo, qui retrace le combat acharné de militants d’Act Up Paris au début des années 1990. En 2017, pour la sortie du film, le cinéaste nous avait accordé un entretien, que l’on republie. 


Avec 120 battements par minute, fresque sur les années sida qui a décroché le Grand prix à Cannes en 2017, Robin Campillo éblouit par sa virtuosité à mêler ses souvenirs de militantisme à Act Up-Paris au début des années 1990 et une bouleversante histoire d’amour. Attablé à une terrasse parisienne en pleine canicule, il nous a expliqué comment il a digéré le passé et lui a redonné vie grâce au cinéma.

Pourquoi avoir voulu revenir sur les années Act Up aujourd’hui, à l’heure des multithérapies?

Ça fait longtemps que je voulais faire ce film sur Act Up, mais j’avais peur de le rater. J’ai commencé plein de scénarios, j’ai mis du temps à savoir comment faire une fiction à partir de ces événements. À la fin des années 1990, je suis un peu revenu militer à Act Up après m’être rendu compte qu’avec l’arrivée des trithérapies les prises de risques étaient beaucoup revenues, notamment chez les jeunes gays. C’est comme s’il y avait eu une amnésie de ce qui s’était produit avant. J’ai aussi fait ce film sur l’idée très simple que l’arrivée du préservatif a été une délivrance – on n’avait plus à se demander le statut sérologique de la personne avec qui on couchait. Je n’ai jamais aimé la capote, mais je ne comprends pas qu’on puisse la percevoir comme une contrainte.

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Dans votre premier long métrage, Les Revenants (2004), on peut voir les morts qui reviennent parmi les vivants pour se retrouver mis à l’écart de la société comme une métaphore des malades du sida. La mise en scène et le récit sont froids, la vision assez pessimiste, alors qu’il y a beaucoup de vie et de chaleur dans 120 battements par minute. Comment s’est opéré ce changement de regard?

Je pense que Les Revenants est né du fait que je n’arrivais pas à aborder frontalement le sida dans un film. C’est un film sur l’hiver, la glaciation. Pour moi, ça raconte les années 1980, au moment où l’épidémie est apparue. Nathan, le héros de 120 battements par minute, se souvient avoir vu une dizaine d’années auparavant les premières photos extrêmement brutales des malades dans Paris Match, comme une espèce de malédiction qui va tomber, notamment, sur les gays. En 1983, j’ai couché avec un mec avant une longue période de solitude. Au matin, le type sort L’Homme atlantique de Duras – c’était l’époque où les gays avaient toujours un Duras sous la main – et me lit la phrase «avec votre départ votre absence est survenue». Ce mec, j’apprends deux ans après qu’il est à l’hôpital. J’ai eu peur d’être contaminé, tout se mélangeait.

Jusqu’en 1986 ou 1987, ça a été une période de non-vie, ou de survie, les gens se muraient dans leur solitude. Les Revenants parle de cette impossibilité de ressentir des choses, des morts qui désincarnent les vivants. Sans doute que j’ai eu raison de ne pas faire le projet sur Act Up à cette époque parce qu’il fallait que je lâche prise. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Eastern Boys, me lâcher, comme le personnage du film.

« Avec Act Up, les gens ont arrêté d’être victimes de l’épidémie et ont décidé d’en être les acteurs »

120 battements Par Minute : Photo Arnaud Valois

Pour 120 battements par minute, vous travaillez au scénario avec Philippe Mangeot, qui a présidé Act Up-Paris de 1997 à 1999. Vous l’avez rencontré quand vous militiez dans l’association?

Oui, il est arrivé avant moi, c’en était l’un des piliers. C’était un beau gosse, très brillant, intelligent, vif. On s’est assez vite entendus. Les gens d’Act Up venaient de milieux très différents. Philippe était normalien; Didier Lestrade. Les différences de langages étaient extrêmement drôles. Tous ces gens fabriquaient de la politique ensemble. C’est très rare que ça puisse se produire, c’est une force. Avec ce film, je voulais convaincre de la puissance politique de la parole. En ouverture, on voit les militants faire une action ratée, mais Sean explique plus tard en réunion que c’est une réussite. Quand il a fini, on a l’impression que c’était une espèce d’opéra radical, il a changé la perception de son public.

Avec Act Up, les gens ont arrêté d’être victimes de l’épidémie et ont décidé d’en être les acteurs. D’ailleurs, en revoyant le film, j’ai été frappé de voir à quel point les militants semblent arriver sur une scène de théâtre au moment des actions de groupe. Ils empêchent une pièce de se jouer en amenant un autre texte. Surtout, c’est une association joyeuse. Quand j’y suis rentré pour la première fois, je me suis même demandé où était la maladie. Il y avait beaucoup d’humour, ce n’était qu’au bout d’un moment qu’on sentait poindre dans les discours la peur et la fatigue. Act Up a été fondé en 1989, moi je suis arrivé en 1992, des gens sont morts avant que j’arrive, mais l’épidémie a vraiment pris de l’ampleur en 1992-1993. À certains moments, il y avait quasiment un mort toutes les semaines, c’était très dur.

Dans le film, justement, au moment de la mort de l’un des militants, la manière dont vous filmez sa mère est bouleversante: aucune douleur ne transparaît sur son visage, mais on la sent d’autant plus dévastée.

C’est surtout parce que Saadia Bentaïeb, qui vient de la troupe du metteur en scène de théâtre Joël Pommerat, est une immense comédienne. Je voulais éviter le côté «mamma» et le truc du «on pleure un bon coup et ensuite tout va mieux». Je n’ai jamais vu ça. Ce qui m’intéressait – et ça rejoint Les Revenants –, c’était l’étrangeté de l’état second dans lequel on est dans ces situations-là. Cette tonalité me semble plus honnête vis-à-vis du spectateur, plutôt que de chercher à le faire pleurer. J’ai vécu la scène où je rhabillais un copain mort et sa mère lui parlait. Je ne me souviens pas d’avoir été ému, mais il y avait justement une inquiétude diffuse à ne pas l’être. Pour moi, c’est humainement très important d’élargir la palette des émotions et de sensations au cinéma. Dans le film, j’essaye de passer d’un état, d’une forme à l’autre. C’est comme filmer des gens sous drogue ou qui font l’amour, qui sont dans un état second. Le cerveau fonctionne autrement, il envoie une autre chimie dans le corps, on comprend les choses différemment.

120 battements Par Minute : Photo Arnaud Valois, Nahuel Perez Biscayart

Il y a d’ailleurs une intense et très belle scène d’amour entre les deux héros au milieu du film. Comment l’avez-vous pensée?

On les voit d’abord se rapprocher en boîte, puis on les voit tomber directement dans le lit. C’est le truc dont on rêve tous, ne pas devoir chercher un taxi et faire le trajet. Après, j’ai essayé de calmer les acteurs, je leur ai expliqué que le sexe ne doit pas être performant. On a fait des répétitions torses nus, je ne voulais pas qu’ils arrivent sur le plateau en mode «on baise» et qu’on fasse une scène de Kāma Sūtra gay. Ce qui m’intéresse, c’est que ce n’est pas si évident de trouver des positions. D’abord, ça m’excite plus que la performance, je vois plus le côté humain, et ça me touche beaucoup. Le film est produit par France 3, donc je ne pouvais pas filmer de pénis, mais je n’avais de toute façon pas envie de tourner la scène de manière pornographique – même si ça m’intéresserait de faire un film un peu porno, un jour. Par contre, je voulais montrer les à-côtés importants, qui sont tout le temps évacués au cinéma: mettre une capote, bien mettre du gel, comment on enlève le préservatif… Pour le coup, on voit du sperme qu’on essuie – ça, visiblement, c’est pas interdit. Y’a plein de choses que les gens trouvent glauques, alors que pour moi c’est extrêmement romantique, ça me fait assez fantasmer, mais pas dans un truc vicieux. Je ne suis pas du tout voyeur de mes acteurs, je suis plutôt en empathie avec eux.

Le film insiste sur l’aspect collectif de la lutte, avec cette nouvelle famille choisie, alors que beaucoup de films sur le sida ont montré la maladie comme un drame individuel.

Je pense que si je n’arrivais pas à faire un film avant de rentrer à Act Up, c’est parce que je restais dans la malédiction de l’épidémie – l’idée que tous les homosexuels allaient mourir – et dans la solitude. Confiner cette maladie à l’intimité quand il s’agit de gays, ça rappelle le placard, je ne voulais pas être là-dedans. Être enfermé dans l’intime, c’est être invisible. C’était la même chose avec l’avortement avant le manifeste des 343 en 1971 : ça arrangeait tout le monde que ça soit une expérience individuelle, que les femmes aillent en Belgique ou en Angleterre. Avec Act Up, on a dit: «Non mais, attendez, c’est pas une maladie de l’intime, c’est une épidémie, donc ça a à voir avec la politique, avec la santé publique !» Je pense que l’intime, a plein d’endroits, c’est un ennemi politique.

«J’ai demandé des morceaux house avec une espèce de mélancolie. C’est vraiment la bande originale de cette épidémie. »

120 battements Par Minute : Photo Arnaud Valois

Le collectif s’incarne aussi à travers une vision très festive d’Act Up, quand vous montrez des scènes de clubs ou encore la Pride avec les pom-pom girls.

Oui, d’ailleurs les pom-pom girls ont vraiment existé. C’est un truc que j’ai adoré faire dans le film, historiciser un événement minoritaire. À la fin du scénario, quelqu’un reprenait la phrase de John Ford dans Liberty Valance – «Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende». Au final, j’ai préféré éviter la citation, parce que c’était un poil trop pétasse… Mais il y a de ça dans le projet du film. Remettre en scène dix mecs habillés en pom-pom girls qui scandent «des molécules pour qu’on s’encule», c’est dire: «Regardez, c’est une page d’histoire.» Quant aux scènes de club, on entend surtout la musique d’Arnaud Rebotini, qui a été DJ à l’époque et à qui j’ai demandé des morceaux house dansants, mais avec une espèce de mélancolie derrière. Pour moi, c’est vraiment la bande originale de cette épidémie.

Je lui ai aussi demandé de remixer «Smalltown Boy» de Bronski Beat, qui est sorti en 1984 et est devenu un hymne énorme. Il y a truc émotionnel très fort sur la question de la lutte, qui raconte aussi la solitude, comment c’est quand il n’y a pas de communauté. Au départ, je voulais que Jimmy Sommerville lui-même chante dans le film, sauf qu’il n’a pas voulu apparaître tel qu’il est maintenant. Mais on a eu accès aux bandes multipiste. Sur sa piste, on entend la rythmique dans son casque, c’est comme s’il était là. C’est pour ça que dans une des scènes de club, on a réduit la musique à sa seule voix au bout d’un moment, comme pour le faire réapparaître.

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Beaucoup de rôles sont incarnés par des acteurs homos. Quel sens donnez-vous à ce parti pris de casting ?

Ça s’est fait assez naturellement, je n’ai pas demandé aux gens de décliner leur identité sexuelle avant de les choisir. Avec Philippe Mangeot, on voulait surtout retrouver la musique, les voix et l’autodérision qu’il y avait dans la prise de parole dans les réunions d’Act Up. Et puis, avec des acteurs homos, on n’avait pas à se poser des questions d’attitudes, ce que je ne peux pas vraiment diriger. Qu’est-ce qu’on peut dire à un comédien? «Fais le geste de manière plus précieuse?» Si j’avais trouvé des acteurs hétéros qui sonnaient et bougeaient comme ça, je les aurais pris sans problème, mais ça arrive peu. Et puis, sur un film comme ça, un casting un peu communautaire ne me paraissait pas absurde, ça rejoint l’esprit d’Act Up. D’autant plus que j’ai l’impression que personne, parmi les gens qui ont vu le film, ne s’est senti exclu, au contraire. C’est bien la preuve que les inquiétudes autour de cette question sont une vaste blague…

Entre vos jeunes acteurs, l’énergie de votre mise en scène et des scènes comme celle de l’intervention des militants dans un lycée, le film est clairement tourné vers la jeunesse. Vous souhaitez passer le relais à la jeune génération?

Oui, j’avais besoin de me confronter aux jeunes d’aujourd’hui parce qu’on n’en a jamais fini avec le sida. J’ai connu l’époque de l’insouciance avant, c’était extrêmement joyeux. Je ne me remets pas du fait que ça soit devenu grave. C’était intéressant de voir pendant les répétitions des scènes de réunion que certains jeunes ne comprenaient rien à ce que je leur faisais dire par moments, que ce soit le «parler militant» ou des phrases liées à l’épidémie, comme ce qui concerne les T4. Je me demandais tout le temps ce que je pouvais modifier pour que ça soit plus clair. Certains m’ont parlé de leur histoire personnelle, leur rapport à la capote, leurs inquiétudes. Malgré une certaine insouciance affichée, quand on creuse, on se rend compte qu’il y a une peur très forte derrière. Ça, ça donnait du prix au film, je comprenais que c’était important de le faire aujourd’hui.

Image : © Céline Nieszawer

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