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Du band à la bande : le nouvel âge d'or de la musique de film
- Wilfried Paris
- 2024-06-12
Des films juke-box de Quentin Tarantino aux B.O. de Mr. Oizo, des artistes pop, rock, electro ont pris d’assaut le cinéma pour donner un nouveau rôle – vedette, parfois – à la musique de film. Jonny Greenwood, Warren Ellis, Mica Levi, Andrea Laszlo de Simone, Olivier Marguerit… Pourquoi se sont-ils reconvertis ?
On observe depuis quelques années l’émergence et la multiplication de compositeurs de musiques de films issus des sphères pop, rock ou électronique : Jonny Greenwood (Radiohead), notamment pour les films de Paul Thomas Anderson ; Warren Ellis (Dirty Three) et Nick Cave (& The Bad Seeds), pour L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, La Route, Mustang ; Geoff Barrow (Portishead et BEAK>), pour Civil War ; Mica Levi (Micachu & the Shapes), pour les films de Jonathan Glazer ; les Tindersticks, collaborateurs réguliers de Claire Denis ; Andrea Laszlo de Simone, César 2024 pour la B.O. du Règne animal ; Anna Calvi, pour les saisons 5 et 6 de la série Peaky Blinders ; ou encore, en France, Fred Avril et Philippe Monthaye pour la série Lastman et Mars Express ; Émile Sornin (alias Forever Pavot), pour Simple comme Sylvain ; David Sztanke, Michelle Blades, les Limiñanas, Feu! Chatterton, Yan Wagner, Yuksek… La liste est longue (et ici non exhaustive). D’où vient et que signifie cette nouvelle histoire d’amour entre le cinéma et les artistes musicaux ?
NOUVEL HOLLYWOOD POP
Il y a sans doute eu un premier glissement à la fin des années 1960, lorsque les cinéastes occidentaux se sont mis à utiliser des chansons populaires dans leurs films, plutôt que de faire appel à des compositeurs classiques. « Mrs. Robinson » de Simon & Garfunkel pour Le Lauréat, l’interprétation d’« Everybody’s Talkin’ » par Harry Nilsson pour Macadam Cowboy ou les tubes radiophoniques (de Steppenwolf, The Byrds, Roger McGuinn, Jimi Hendrix…), compilés par Dennis Hopper et Peter Fonda pour Easy Rider, ont contribué à la notoriété des films, et réciproquement, dans un même geste de légitimation de la « culture jeune » et de sa dimension intrinsèquement mercantile (sans parler de Jean-Luc Godard filmant les Rolling Stones dans Sympathy for the Devil. One + One, ou Michelangelo Antonioni invitant Herbie Hancock et les Yardbirds sur Blow-Up). Stanley Kubrick, Martin Scorsese, Quentin Tarantino, Steven Soderbergh, Jim Jarmusch ou Sofia Coppola notamment ont ensuite perfectionné cette manière de faire de leurs B.O. des déclarations de (bon) goût, remplies de hits et participant à la promotion du film, tout en se débarrassant de la figure parfois encombrante du maestro.
L’imprégnation des B.O. par les musiques populaires a récemment conduit les artistes pop à proposer leurs services au cinéma, d’autant plus dans une période où ils vivent difficilement de leur pratique, depuis la crise de l’industrie discographique, l’essor du streaming, la raréfaction des possibilités de concerts. « Composer pour le cinéma ou la télévision est évidemment devenu un moyen de continuer à faire de la musique et de gagner de l’argent autrement », nous dit Olivier Marguerit, compositeur de musiques délicatement mélodieuses et méditatives pour Arthur Harari (Diamant noir et Onoda. 10 000 Nuits dans la jungle) ou Dominik Moll (avec La Nuit du 12, qui lui a valu d’être nommé aux César 2023).
Œuvrant en solo depuis 2016 sous le nom de O, Olivier Marguerit a commencé sa carrière dans les années 2000 avec les groupes pop Syd Matters, les Chicros, Fugu ou Mina Tindle, et dit avoir vu « une vraie révolution avec l’arrivée du home-studio, qui a permis à tout le monde de faire de la musique sans forcément avoir de bagage académique, grâce aux possibilités des ordinateurs de recréer des instruments, de composer, d’orchestrer. Avant, tout passait par l’enregistrement de l’orchestre. Le compositeur jouait vite fait au piano des trucs au réalisateur, lequel devait se projeter avec des indications comme : “Ça, ce sera une flûte, là il y aura des bois, là une clarinette.” Aujourd’hui, les musiciens pop ont leur propre studio, ont l’habitude de faire des maquettes élaborées et d’échanger des fichiers rapidement. Et donc probablement que, dans la fabrication et dans l’économie du cinéma, c’est plus simple de travailler comme ça que d’envisager d’aller en studio avec un orchestre. C’est plus fluide, et à l’image du fonctionnement des productions aujourd’hui, qui veulent la musique tout de suite, où tout doit aller plus vite. »
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Dans une interview donnée au Guardian en mai 2024, et alors qu’il entame sa sixième collaboration avec Anderson, Jonny Greenwood fait part de son travail avec le réalisateur : « J’ai une chance inouïe que Paul me fasse confiance et me laisse autant de temps pour expérimenter et composer. Ce n’est généralement pas le cas à Hollywood, où les auteurs de B.O. sont souvent très loin dans la chaîne alimentaire et n’ont parfois que quelques jours pour pondre une partition complète. »
S’il s’est fait connaître en tant que guitariste et claviériste de Radiohead, Greenwood est désormais recherché pour ses musiques de film, qui déploient cordes romantiques (pour Phantom Thread), ambiances dissonantes et abrasives (There Will Be Blood), ou expérimentations microtonales (violoncelle joué comme un banjo pour la B.O. de The Power of the Dog de Jane Campion, son de clavecin hyper compressé pour Spencer de Pablo Larraín). Multi-instrumentiste accompli, Greenwood s’intéresse à Olivier Messiaen, Krzysztof Penderecki et György Ligeti, mais c’est sans doute son expérience dans un groupe de rock qui lui a permis autant de liberté artistique – hors des conventions et des attendus de la « musique de film » – et de se mettre au service des visions des réalisateurs, mais aussi du projet collectif que représente une œuvre cinématographique. Greenwood est ainsi un modèle de reconversion (même s’il continue de sortir des albums avec son groupe The Smile, notamment).
Car c’est finalement de là sans doute que le musicien pop tire sa nouvelle légitimité au cinéma : libéré de la partition, de l’orchestre, voire de la référence, il compose, expérimente, enregistre à partir du scénario des conversations avec le réalisateur, parfois des images, et tente de trouver pour celles-ci un langage neuf, unique, qui n’appartiendra qu’à elles, n’obéissant à d’autres codes qu’à ceux de sa subjectivité, son regard, ses émotions, quand bien des compositeurs aguerris, orchestrateurs réputés, sortiront une partition d’un tiroir pour la plaquer sur des images, quelles qu’elles soient. En France, Quentin Dupieux (alias Mr. Oizo sur les dancefloors) ou Bertrand Bonello (ancien musicien de studio et compositeur de ses propres musiques de film) incarnent cette nouvelle donne, conjuguant économie de moyens, rapidité et réactivité, liberté et vision artistique. La musique au cinéma en sort certainement plus diverse, expressive et étonnante.
Image : © DR