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Claire Richard : "On risque de voir advenir une 'société tactile à deux vitesses'"

  • Jean-Marie Durand
  • 2023-02-07

Provoquée par les gestes barrières de la période du confinement, la réflexion de la journaliste Claire Richard sur la question du toucher, Des mains heureuses. Une archéologie du toucher, éclaire les vertus des contacts physiques dans toutes les sphères de la vie. Nourrie de témoignages sensibles et incarnés, cette architecture tactile de nos existences salue le toucher comme une expérience sociale et intime.

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Est-ce l’expérience collective, durant le confinement, de l’absence de contact physique qui vous a poussée à vous intéresser à la question du toucher ?

J’étais enceinte pendant le premier confinement et je suis allée à la maternité pour une visite de contrôle. Ce lieu d’ordinaire si vivant, si plein de femmes de tous horizons, était désert, et ça m’a profondément déprimée. Pour la première fois, je me suis demandé si mon enfant grandirait dans un monde sans toucher. J’ai commencé un texte où il était question du « conservatoire des mains qui se touchent » – un musée pour les façons de se toucher disparues, comme on garde en Scandinavie des graines pour les préserver de l’extinction. Ensuite, quand mon fils est né, j’ai basculé dans un monde où le langage était secondaire, et la création du lien passait avant tout par le toucher. Ces touchers n’étaient pas tous tendres, au contraire : c’est l’ambivalence, la complexité contenue dans ces touchers qui m’a aussi fascinée.

Cette question du toucher reste un sujet de recherche assez mineur. Votre projet consistait-il à mettre en lumière la centralité du toucher dans nos vies ?

Avant la double expérience du confinement et de la maternité, je n’avais jamais réfléchi au toucher : j’aurais plutôt trouvé ça mièvre. En commençant à m’y intéresser, j’ai été fascinée par ce qu’il charrie. Et j’ai commencé à me demander si l’on pouvait raconter une vie sous l’angle des touchers. Quels touchers surnageraient, et pourquoi ? C’est ce que j’ai appelé « l’architecture tactile de nos existences » : les touchers qui nous font, et ceux qui nous défont.

En quoi votre façon de consigner d’autres expériences que la vôtre vous a semblé pertinente ?

Ce qui est fascinant dans le toucher, c’est qu’il est à la fois très intime et très social. Un toucher peut provoquer des sensations très fortes (désir, rejet, réconfort, peur…) qui émanent autant de notre vécu que de normes incorporées. C’est vraiment le sens qui interroge la limite – entre soi et les autres, soi et le monde. J’avais donc très envie d’une forme collective, traversée de beaucoup de voix, où je tisserais mon expérience et celle des autres.

Était-ce une façon de compenser aussi un manque du côté des recherches savantes sur le sujet ?

J’ai été surprise de trouver peu de grandes sommes sur la question, même si des livres, comme Histoire sensible du toucher d’Anne Vincent-Buffault, existent et sont passionnants. Mais celui-ci, par exemple, adopte la perspective d’un essai historique sur le sens du toucher et son évolution. Je m’intéressais à une autre échelle, beaucoup plus petite et sensible : qu’est-ce qui se passe quand on se touche ? pourquoi les gens se touchent et quelle trace ces touchers laissent-ils en eux ? Mon livre n’est pas une étude scientifique. C’est une exploration littéraire, à la subjectivité assumée.

Vous remarquez que, si l’histoire de la violence est prolifique, l’histoire des frôlements reste à écrire. Croyez-vous en une « puissance de la douceur » ?

Pour des raisons familiales et féministes, j’ai longtemps un peu méprisé la douceur, que j’associais à la mièvrerie. C’était plutôt la force qui m’intéressait. Mais l’expérience de la maternité a complètement déplacé ce paradigme : se trouver responsable d’une toute petite personne, dans un état de fatigue abyssal, fait vite voler en éclat le mythe de la force… J’ai découvert un autre rapport à la douceur. Cependant, je ne défendrais pas dans l’absolu une « puissance de la douceur » — ce qui me semble toujours risqué d’un point de vue féministe. Ce qui paraît le plus intéressant, c’est moins de réinvestir ces catégories que de les dépasser. Qu’on cesse d’opposer force et douceur, par exemple, pour voir les choses comme des continuums, des complémentaires. Comme l’a dit une prof d’autodéfense féministe lors d’un stage : « Apprendre à méditer, à laisser couler les choses, c’est essentiel. Mais, parfois, frapper un bon coup, aussi. »

Vous évoquez des travaux scientifiques sur la nécessité du contact chez les nouveau-­nés. Nécessaire au développement physique et mental de l’être humain, le toucher est au cœur du soin. Faudrait-il se toucher plus pour vivre mieux ?

De plus en plus d’études démontrent les bienfaits du toucher. Cependant, je ne suis pas très tactile, sauf avec des gens très proches, et je détesterais l’idée d’une nouvelle norme qui inciterait à se toucher tout le temps. Le toucher met en jeu l’intimité, et on a le droit de vouloir garder des distances. On peut toucher autrement – par l’écriture par exemple. Ce qui compte est peut-être moins le toucher stricto sensu que ce qu’il crée, l’ouverture à l’autre, la disponibilité, la prise de risque que suppose le contact.

Vous écrivez que « le contact humain est en passe de devenir un produit de luxe ». Peut-on considérer la question du toucher comme une question aussi politique et sociale ?

Absolument. La relation dématérialisée, c’est surtout pour les moins favorisés. Les riches paient, eux, au contraire pour des services humains. Prenez les écrans : les plus pauvres n’ont parfois pas d’autre option de baby­-sitting que les dessins animés. Il y a en fait un risque de voir advenir une « société tactile à deux vitesses », avec un contact humain dégradé pour certains. Dans le même temps, sur un versant plus positif, nous vivons un grand moment de lutte autour du toucher : le mouvement #MeToo et les mobilisations contre les violences sexuelles, c’est aussi une refondation des normes du toucher. On cesse de considérer que les hommes ont un droit coutumier à toucher les femmes, et des gestes qui ne choquaient personne (toucher le genou ou les fesses d’une femme sans son accord) sont reconceptualisés comme ce qu’ils sont : des marques de domination, qui ne sont plus acceptables.

La multiplication des écrans dans nos vies – ce qu’on appelle aussi la société du sans-contact – vous semble-t-elle un péril ?

Oui, mais pas pour la question du toucher. Le toucher reste si essentiel, naturel, qu’il reviendra toujours. On l’a bien vu d’ailleurs ces dernières années : le toucher banni est revenu dès que possible. Ce qui m’inquiète, c’est plutôt les dynamiques qui sous-tendent la multiplication des écrans : la captation de notre attention par de grosses entre­prises qui la monétisent, et volent notre temps et nos informations personnelles. Ou encore le remplacement des professeurs ou médecins par des écrans, qui sont le symptôme d’un manque d’investissement dans les services publics.

Vous citez plusieurs fois le travail de Maggie Nelson, autrice des Argonautes. Pourquoi vous touche-t-il autant ?

J’ai lu ce livre à plusieurs moments de ma vie, et il a chaque fois beaucoup résonné en moi. Il part d’une histoire d’amour queer et de la maternité pour en faire un espace de réflexion – sur le changement, l’altérité, les limites des catégories… Pendant ma grossesse, j’étais très sensible à sa tentative de penser son expérience hors des catégories qui la prédigèrent, y compris des catégories plus militantes. Je suis aussi très sensible à la construction du livre et à l’écriture de Maggie Nelson, son acuité, sa dimension sensible, son art de la composition. Pendant l’écriture de mon livre, je me suis beaucoup intéressée à sa façon de construire ses livres, et plus généralement à cette forme que les Américains appellent le lyrical essay : des essais qui agencent le personnel et le politique, mais surtout la dimension littéraire et l’inventivité formelle.

Portrait : (c) Astrid di Crollalanza 

« Claire Richard : tout-numérique, gestes barrières… une société sans contact ? », rencontre avec Claire Richard, le 14 février au mk2 Bibliothèque à 19 h 30

gratuit sur inscription

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