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MICROSCOPE ⸱ Un baiser dans « Jackie Brown » de Quentin Tarantino

  • Jérôme Momcilovic
  • 2022-05-26

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un baiser qui vient, qui va, dans « Jackie Brown » de Quentin Tarantino (1998).

Cent quarante et quelques minutes ont passé, et presque autant de péripéties, quand Jackie Brown vient rendre une dernière visite à Max Cherry dans son bureau modeste de prêteur sur caution. À deux pas du générique de fin, elle est venue dire merci, car Max est pour beaucoup dans le dénouement inouï qui vient de la rendre riche, et libre, après avoir risqué la prison puis la mort. Sur le fauteuil usé où s’assoient d’ordinaire les clients de Max, elle croise ses longues jambes. Le vernis rouge sur ses ongles semble à peine sec ; les boucles délicates au bout de ses cheveux lisses trahissent un brushing des grands jours, dont Max est sûrement la cause. En face, retenu par une timidité invraisemblable, comme dilué par elle dans le décor terne auquel les couleurs fades de sa tenue le confondaient déjà, Max ose à peine bouger, et Jackie finit par demander : « avez-vous peur de moi ? » à quoi Max répond que oui, « un peu », mimant ce peu par un rapprochement du pouce et de l’index, comme le font généralement les enfants.

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Tordu en sens contraires par le désir et par la trouille, il a perdu dans un coup de foudre les deux tiers de son âge : devant Jackie, dans cette ultime scène comme la toute première fois, c’est un tout jeune homme transi par un premier amour. Sa jeunesse est pourtant loin, comme sont loin pour elle les 20 ans de Jackie. Dans le trac de Max, et dans celui de Jackie qu’on devine sous le vernis et le brushing, la jeunesse revient mais lourde aussitôt des regrets de leur âge et de la conscience triste qu’il est trop tard. Alors quand vient le baiser qu’on n’attendait plus, c’est avec l’intensité conjointe d’une victoire et d’une défaite, dans un plan qui sait qu’ils ne seront jamais plus proches que ce baiser, et qu’alors il faut y faire tenir toute la romance qui ne sera pas vécue. Un seul plan pour tout dire, au plus près de cet amour radieux, au plus loin de sa possibilité. Un plan qui se rapproche, puis s’éloigne : idée limpide, d’une simplicité un peu risquée, et finalement admirable.

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Jackie se lève, s’approche doucement, et le cadre, guidé par l’imminence du baiser, se resserre sur les deux visages, puis ne cesse de le faire tandis que le baiser se termine et que les regards se consument d’amour et de regret : on est si près que les visages se perdent dans le flou. La sonnerie d’un téléphone donne le triste signal de la fin, saisi par les amoureux pour estomper la douleur des adieux. Plutôt qu’une coupe, Tarantino choisit de prolonger le plan, qui fait marche arrière, s’éloignant comme il s’était approché, laissant revenir le décor juste assez pour voir Jackie lâcher doucement la main de Max, et, sans se retourner, rejoindre la rue et son soleil brûlant. Resté seul, Max à son tour prendra congé dans un plan qui n’est pas moins bouleversant, parti d’un portrait serré pour laisser sa nuque disparaître dans le flou – encore du flou, pour dire le brouillard de la solitude après avoir dit le mirage de la passion. Et y déposer doucement les premières notes d’une complainte de Bobby Womack.

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