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Michel Desmurget : « L’écrit, ce n’est pas l’oral posé sur une page, c’est une langue différente »

  • Marguerite Patoir-Thery
  • 2023-10-05

Michel Desmurget est l’invité ce mois-ci de mk2 Institut. À l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage, « Faites-les lire ! » Pour en finir avec le crétin digital (Seuil), le spécialiste en neurosciences cognitives nous rappelle aux prodigieux pouvoirs de la lecture – la « vraie » – sur notre cerveau. Un manuel moins alarmiste que pratique pour la réinscrire positivement dans notre quotidien et nos éducations. Rencontre.

Notre époque connaît-elle un réel recul de la lecture ?

Absolument ! Le mouvement a commencé vers la fin des années 1970 et s’est accentué sur les vingt dernières années, avec la pénétration croissante des écrans. Diverses enquêtes contestent cependant le phénomène. Tout dépend évidemment de ce que vous appelez lecture : si vous incluez les ouvrages de coloriage et de cuisine, alors, oui, nos enfants lisent, mais si vous restreignez aux romans, l’effondrement est notoire. On nous dit aussi que les jeunes lisent sur Internet, mais ils lisent alors surtout des choses linguistiquement assez pauvres (blogs, réseaux sociaux, etc.). Les études montrent que les bénéfices de la lecture proviennent de la lecture de livres (au sens classique).

Vous opérez une distinction entre « lecteur » et « lecteur efficace ». Qu’est-ce qu’un « lecteur efficace » ?

C’est un lecteur qui a suffisamment automatisé le décodage pour pouvoir se concentrer sur le sens et comprendre ce qu’il lit ! En moyenne, les bons lecteurs lisent (et comprennent) deux cent quatre-vingts à trois cents mots par minute. Malheureusement, bien des gens assimilent lecture et décodage. C’est une erreur, comme le démontrent plusieurs études liées à ce que les chercheurs appellent la dégringolade du CM1. C’est à ce moment-là que l’élève passe des textes faciles, utilisés pour l’apprentissage du décodage, à la lecture des « vrais » livres. Nombre d’enfants, qui jusqu’alors s’en sortaient plutôt bien, se retrouvent soudain en grande difficulté et se révèlent incapables de comprendre ce qu’ils décodent. Ce n’est pas surprenant. L’écrit, ce n’est pas l’oral posé sur une page, c’est une langue différente : il y a beaucoup plus de complexité langagière dans les livres que dans les conversations courantes. Pour pouvoir lire, l’enfant doit lentement absorber cette complexité.

Vous déplorez que les parents cessent trop tôt de partager des moments de lecture avec leurs enfants, les considérant assez autonomes, à partir d’un certain âge, pour se confronter seuls au livre. Quels bénéfices représente le prolongement de la lecture partagée sur le développement ?

Nos enfants éprouvent beaucoup de plaisir à ce qu’on leur lise des histoires, même au collège. En plus d’avoir des effets positifs sur les relations intrafamiliales, cela permet aux enfants d’aborder des textes plus compliqués et d’acquérir progressivement la langue et les codes de l’écrit. La lecture partagée est un passage essentiel vers la lecture autonome. Il ne faut surtout pas l’interrompre trop tôt. Certes, ce n’est pas toujours facile pour les parents, et chacun fait ce qu’il peut. Mais il faut insister sur les bénéfices colossaux, bien trop sous-estimés, de la lecture (partagée puis autonome) sur le langage, la culture générale, l’imagination, la créativité, l’intelligence, les résultats scolaires et même la compréhension de soi et des autres (à travers cette capacité qu’ont les livres à nous faire littéralement entrer dans la tête des personnages).

Comment, à ce titre, parvenir à ne pas culpabiliser et discriminer les parents en relevant les lacunes d’un enfant face à la lecture ?

Nombre d’études indiquent que les carences familiales proviennent souvent d’un manque d’information. Bien des parents, surtout dans les milieux défavorisés, ne savent pas à quel point il est important de parler au jeune enfant, de lui lire des histoires dès sa naissance (ou presque) ; ces parents ne savent pas non plus comment faire. Lorsqu’on leur dit tout cela, qu’on leur explique comment s’y prendre, on observe des impacts fortement positifs sur le développement des enfants (y compris chez les parents en difficulté avec la lecture qui peuvent avec fruit utiliser des imagiers ou albums graphiques). En informant les parents, on aide les enfants.

L’école peut-elle réduire efficacement l’impact des inégalités sociales sur le déploiement du langage qui est, on le sait, la première inégalité entre les enfants ?

Non, l’école, aussi importante soit-elle, ne peut pas totalement compenser les déficits de langage, ne serait-ce que parce qu’elle commence à trois ans. Or, nombre de fondements du langage sont déjà posés à cet âge. Lorsqu’ils rentrent en maternelle, certains enfants ont mille deux cents mots de vocabulaire quand d’autres n’en possèdent que quatre cents. Or, plus un enfant connaît de mots, plus il lui est facile de communiquer et d’en apprendre de nouveaux, de sorte que les écarts initiaux tendent non pas à se réduire, mais à augmenter avec le temps. En outre, les programmes d’enseignement du langage – même les mieux pensés – ont des impacts trop faibles pour compenser les différences d’environnement familial. C’est d’autant plus vrai que le professeur doit s’occuper d’un grand nombre d’enfants, et que le temps passé à l’école reste relativement modeste en comparaison de celui passé dans la famille.

Vous vous appuyez sur cette belle pensée du philosophe Nuccio Ordine, « l’utile inutilité de la littérature », pour souligner l’importance de la lecture pour le plaisir. Comment transmettre ce plaisir aux enfants ?

Le plaisir est la clé, et l’échec est l’ennemi principal du plaisir. Il faut donc en premier lieu veiller à ce que l’enfant prenne un bon départ. Il faut ensuite s’assurer que le temps d’écrans n’absorbe pas la totalité du temps libre, mais sans lier lecture et écrans sur le mode : « Si tu lis, tu pourras jouer sur la console. » Pour s’implanter durablement dans la vie de l’enfant, la lecture a besoin de s’appuyer sur un désir interne. Elle ne doit pas être une corvée. Lorsque le temps d’écrans est réduit, un espace se libère pour les livres. C’est d’autant plus vrai que le cerveau humain n’aime pas s’ennuyer : quand il a le choix entre une tâche quelconque (même ennuyeuse) et rien du tout, il choisit la tâche. Dès lors, si l’enfant a le choix entre rien et la lecture, il prendra cette dernière. Et plus il prendra cette dernière, plus il deviendra compétent, plus il prendra plaisir à lire et plus la routine s’installera solidement.

« Michel Desmurget. Le pouvoir extraordinaire de la lecture. »

Rencontre modérée par le journaliste Olivier Pascal-Moussellard (Télérama), suivie d’une signature le 9 octobre, au mk2 Bibliothèque, à 20 h

séance avec livre : 22,5 € | − 26 ans : 5,90 € | étudiant, demandeur d’emploi, porteur carte UGC/mk2 illimité : 9 € | tarif normal : 15 € |

Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital de Michel Desmurget (Seuil, 416 p., 22,5 €)

Portrait (c) Bénédicte Roscot

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