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Gaspar Noé, gros loveur

  • Juliette Reitzer
  • 2015-07-09

Comment est né le projet de Love ?
L’idée de départ, c’était de représenter la vie amoureuse d’un jeune étudiant en cinéma de 25 ans, avec tous les dérapages liés à la fête, à l’alcool et autres excès. Dire aussi les serments et les promesses non tenus, parce que la vie fait qu’on ne peut pas les tenir. L’enjeu n’était pas de faire un film transgressif, mais plutôt un film qui montre la réalité d’une passion amoureuse. Peu de films montrent la passion sexuelle dans un contexte amoureux.

Pourquoi, selon vous ?
L’image du phallus fait toujours peur. Ça a un côté complètement anachronique et schizophrène, à l’ère d’Internet où le porno est accessible partout et par tout le monde. On vit dans une société où la représentation de la violence est bien plus tolérée que la représentation de rapports sexuels entre personnes consentantes. Pourtant, quand les gens font l’amour, ça libère des endorphines et de la sérotonine qui les rendent heureux : on devrait valoriser les rapports sexuels!

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Vous parlez de votre désir de filmer la passion amoureuse telle qu’elle est dans la réalité. Votre cinéma, pourtant, est à l’opposé du naturalisme ; il est organique, impressionniste, très stylisé.
Les sujets de mes films sont organiques, parce qu’ils sont affaire de pulsions viscérales : la survie, le désir de reproduction ou de vengeance… Par ailleurs, comme j’ai une éducation artistique (mon père est peintre) , peut-être que je suis formaliste dans le sens où, pour moi, la question centrale c’est comment aborder un sujet déjà traité maintes fois sans que ça ressemble à du documentaire. Je me donne des partis pris formels qui me paraissent convenir au film parce qu’ils vont créer un certain type d’émotion. Par exemple, un film en plan-séquence, comme Irréversible, va transmettre un sentiment de véracité plus grand. J’aime tourner en plan-séquence aussi parce que ça permet aux comédiens de s’installer dans le décor et dans la situation. Pour Love, comme pour Enter the Void, j’ai aussi tourné en plan-séquence, mais en faisant plusieurs prises de l’action en entier, pour me laisser la possibilité de les couper au montage, et de récupérer le milieu de la première prise, le début de la troisième, etc.

Quel était le parti pris formel pour Love ?
Le principe, c’est que ce sont des plans en 3D relief, entrecoupés de douze images de noir. Tourner en 3D a été difficile, ce sont des grosses caméras sur lesquelles il y a beaucoup de réglages à faire, avec parfois des problèmes de désynchronisation… Quand on essayait de faire un plan au steadycam pour avoir un mouvement lisse, la caméra était tellement lourde que le cadreur était vite épuisé, il se mettait à trembler. La plupart du temps, on a donc posé la caméra sur un pied ou sur une grue.

Malgré ces contraintes et ces empêchements, pourquoi avez-vous choisi de tourner en 3D ?
Il y a longtemps que je fais des photos en 3D, avec un petit appareil qui prend une photo pour l’œil gauche et une pour le droit, qu’on met ensuite dans une petite boîte pour les regarder ensemble et obtenir une sensation de relief – on en voit une dans le film. Mais surtout, j’avais acheté une caméra 3D commercialisée pour le grand public à l’époque où ma mère était très malade. Elle est morte peu de temps après, et je l’ai beaucoup filmée avec cette caméra. En revoyant ces images, je me suis dit que, bizarrement, tout en étant très artificielles, elles créent un sentiment de réalité et une émotion supérieurs aux images en 2D. Puis Gravity d’Alfonso Cuarón est sorti. Le film m’a beaucoup impressionné pour son utilisation de la 3D. J’avais un peu abandonné l’idée, parce que Love disposait d’un très petit budget. Mais à deux mois de lancer le tournage, j’ai déposé une demande d’aide aux nouvelles technologies au CNC, que j’ai obtenue. Et on a donc pu tourner en 3D.

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L’approche frontale de rapports sexuels non simulés dans Love évoque le travail photographique de l’Américaine Nan Goldin, dont on aperçoit d’ailleurs des clichés au cours d’une séquence dans une galerie d’art.
C’est un heureux concours de circonstances. J’ai demandé à Agnès B. si je pouvais filmer dans sa galerie, et il s’avère qu’au moment du tournage, elle accueillait une expo collective avec un mur entier de photos de Nan Goldin, que je connais un peu parce que j’adore son travail et qu’elle avait aimé Irréversible. Mais c’est vrai que les photos de Nan Goldin sont parmi ce que j’ai vu de mieux comme représentation du sexe tel qu’il est dans la vie. Il y a un naturel dans ses images qui les rend super touchantes. Je me souviens aussi du film Tulsa de Larry Clark, projeté pendant sa rétrospective au musée d’Art moderne de la ville de Paris. On y voyait ses potes se shooter, baiser sous un drap, et je m’étais dit que c’est quelque chose qu’on ne voit jamais au cinéma.

Les scènes de sexe apportent de la profondeur à l’histoire d’amour, et cette dernière teinte les séquences érotiques de mélancolie. Comment avez-vous travaillé les liens entre ces deux registres ?
Au début, je voyais les séquences érotiques isolées au montage, et certaines me paraissaient excitantes. Mais le film commence par l’annonce que, peut-être, il est arrivé malheur à l’héroïne. Mises dans ce contexte, les scènes de sexe, qui, prises individuellement, pourraient sembler jouissives, deviennent mélodramatiques. Elles sont empreintes de toute la suite, du fait qu’on sait que ça va mal tourner. Ce qui devait être joyeux devient anxiogène. Je crois que le fait de savoir que toute la vie du héros va foirer empêche le spectateur d’être dans l’excitation. C’est beau, mais on sait que c’est déjà en train de disparaître.

Comme souvent dans vos films, vous adoptez une narration par fragments, ici en multipliant les allers-retours entre le présent de Murphy, seul dans son appartement, et son passé, son histoire d’amour avec Electra.
Le personnage se remémore son passé, et quand on pense à son passé, on ne progresse pas de manière chronologique et linéaire. D’ailleurs, si je voulais réaliser un film qui ressemble vraiment au travail de la mémoire, je ferais un truc encore plus chaotique, presque hasardeux. On a tourné d’abord tout ce qui se situe dans le passé, puis on a fait une pause de presque deux mois pour filmer le présent. Entre ces deux périodes de tournage, j’ai vu Enquête sur une passion de Nicolas Roeg, dans lequel les passages du passé au présent sont magnifiques, et qui m’a inspiré.

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Murphy est un cinéphile acharné. Les murs de son appartement sont tapissés des affiches de Salò ou les 120 Journées de Sodome, de Taxi Driver, de Naissance d’une nation… Qu’a-t-il en commun avec vous ?
Il y a plein d’autres affiches sur son mur, notamment celle de Flesh for Frankenstein, un film d’horreur en 3D produit en 1973 par Andy Warhol… Effectivement, c’est plus ou moins le genre de films que j’aime. Et, comme moi, le mec ne jure que par 2001 L’odyssée de l’espace. C’est un peu une autoparodie. Contrairement à Murphy, je ne mesure pas 1,95 m, je ne suis pas Américain, et il y a plein de conneries qu’il dit ou qu’il fait auxquelles j’ai peut-être pensé un jour mais que je n’ai pas faites. Disons que c’est un loser qui me ressemble, pour ne pas dire que c’est moi en version loser. Il dit tout le temps qu’il va réaliser des films, mais en réalité il ne fait pas grand-chose. À aucun moment du film tu ne le vois faire autre chose que sortir sa petite caméra vidéo pour filmer sa copine dans leur chambre. En tout cas, je n’en ai pas fait un héros ou quelqu’un de glorieux. Mais tous les personnages de mes films sont des losers, c’est aussi ce qui les rend touchants.

De la même manière, Electra est peintre, mais depuis qu’elle est en couple, elle ne peint plus beaucoup… L’amour est-il forcément aliénant, destructeur ?
Non, je ne pense pas. Murphy et Electra rêvent d’art mais ils ne sont pas vraiment dans une vie concrète, et puis ce qui démolit leur couple, aussi, c’est la défonce. J’ai assez d’amis qui sont passés par là ou qui y sont toujours pour savoir que la cocaïne, ça détruit les couples. L’alcool aussi.

Aomi Muyock est sublime dans le rôle d’Electra. Qui est-elle, comment l’avez-vous rencontrée ?
Aomi est suisse italienne. Elle a été mannequin, mais elle a arrêté, maintenant elle écrit. Comme Klara Kristin, elle n’avait jamais joué dans un film. Mais en général, je ne m’attache pas au fait que les gens soient comédiens ou pas ; je sens leur charisme. Sur Enter the Void, par exemple, le comédien qui incarne le meilleur ami n’avait jamais joué. Pour Love, à chaque fois que je voyais une fille qui, au niveau de l’énergie ou de la plastique, pouvait convenir, je prenais son numéro. J’avais croisé Aomi dans une fête, j’ai demandé son numéro à des amis et je lui ai dit qu’elle m’intéressait, mais elle ne voulait pas faire le film. Tout en partant du principe qu’elle n’allait pas le faire, on a appris à se connaître. Et huit mois plus tard, quand je suis rentré dans le vif de la préparation, elle est revenue. Elle bouffe le film, elle bouffe l’écran, elle est à la fois super touchante et sublime. Ça va avec le fait que l’obsession de Murphy, c’est Electra. Et sa voix de fumeuse, un peu tremblotante, ajoute à sa profondeur.

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On vous désigne souvent comme un cinéaste culte et provocateur. Avez-vous le sentiment d’avoir une place particulière dans le paysage cinématographique français ?
Plein de gens veulent faire des films en dehors de la moyenne commerciale, mais c’est difficile. Il y a des gens qui ont fait un super premier film, mais qui n’arrivent pas à en faire un autre derrière… Moi, j’ai eu du pot, parce qu’Irréversible a marché commercialement ; du coup j’ai pu tourner Enter the Void, qui m’obsédait davantage, mais qui n’a pas marché, même s’il a été apprécié cinématographiquement par certains. Parfois, t’es obligé de forcer la porte. Seul contre tous, je l’ai fait avec trois francs six sous, en mentant à mes banquiers, au laboratoire… Cela dit, je ne me compare pas à mes amis, aux gens de ma génération, mais plutôt aux films que j’aime, à ce qui m’excite chez les autres réalisateurs. Quand j’ai vu Gravity, je me suis dit : « Tiens, je ferais bien un truc avec la 3D. » Quand j’ai vu Le Paradis d’Alain Cavalier, qui arrive à émouvoir en filmant des objets, ça m’a donné envie de filmer des objets. Ils étaient d’ailleurs très présents dans le scénario de Love, un peu moins dans le film, parce qu’on a eu peu de temps pour tourner.

Après avoir tourné en France (Seul contre tous, Irréversible, Love), au Japon (Enter the Void) et à Cuba (pour le film collectif 7 jours à La Havane, en 2012), pensez-vous tourner un jour en Argentine, votre pays d’origine ?
Je suis lié à l’Argentine à cause de mon enfance et de mon père, mais ce n’est pas un pays que je rêve de découvrir : je le connais déjà. Aujourd’hui, si on me donne le choix entre tourner à Kinshasa, à Buenos Aires ou à New York, je choisis Kinshasa. Un contexte dépaysant réveille des zones de ton cerveau que les lieux que tu connais déjà ne réveillent pas.

Love
de Gaspar Noé (2h14)
avec Karl Glusman, Aomi Muyock…
Sortie le 15 juillet

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