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« Le Clair de terre » de Guy Gilles sur mk2 Curiosity : départs répétés

  • Joséphine Leroy
  • 2023-10-12

[Histoire du cinéma] Avec « Le Clair de terre » (1970), le cinéaste Guy Gilles – dont l’œuvre singulière refait enfin surface ces dernières années – signe un film aussi beau que sensible, disponible sur mk2 Curiosity. Retour sur cette sublime fiction, dans laquelle le réalisateur transpose son propre parcours d’exilé.

« Le Clair de terre » de Guy Gilles

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En astronomie, le clair de Terre renvoie, selon le dictionnaire, à « l’éclairement de la Lune ou d’un objet dans l’espace par la lumière solaire renvoyée par la Terre ». La fusion entre la mélancolie froide de la lune et le rayonnement chaud du soleil pourrait métaphoriser l’œuvre de Guy Gilles (L’Amour à la mer, 1965 ; Au pan coupé, 1968), cinéaste longtemps méconnu, naviguant hors des mouvements de l’époque, et mort en 1996 sans avoir obtenu la reconnaissance méritée.

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L’image fonctionne particulièrement avec ce troisième long métrage, qui tire le portrait de Pierre, un jeune Français dont la famille a quitté la Tunisie pour l’Hexagone, alors qu’il était âgé de six ans. Incarné par le fascinant Patrick Jouané (acteur et amant de Guy Gilles, qui jouera souvent dans ses films), ce jeune homme taciturne à l’aura rebelle et trouble souffre encore de la perte de sa mère. Sans but, il décide de retourner de l’autre côté de la Méditerranée.

Dès l’ouverture du film, la nostalgie douce et dédaléenne du récit – ponctué de ritournelles musicales (composées par le cousin de Guy Gilles, Jean-Pierre Stora), de répétitions et de va-et-vient –, autant que la vitalité irradiante de la mise en scène (plus découpée et colorée que dans les précédents films du réalisateur) se ressentent instantanément : un diaporama enchaîne rapidement des images de cartes postales jaunies d’Algérie, de Tunisie, sur une musique parigote désuète. Peu après, une guide touristique fait visiter le quartier parisien du Marais, « sauvé de justesse de la pioche des démolisseurs ». La déambulation est au cœur du Clair de terre. Mais à l’inverse d’un touriste, Pierre, qui n’a pas d’emploi et n’a, de son propre aveu, « jamais travaillé », ne se laisse guider par personne. On dirait plutôt qu’il se laisse porter par un élan intérieur, impérieux et mystérieux, qu’on sent sensiblement identique à celui qui habitait Guy Gilles.

LIGNES DE FUITE

Sans faire exception à une règle tacite qui relie les œuvres du cinéaste, Le Clair de terre casse le principe d’une narration trop lisse, et s’agrippe à l’idée d’errance continue (et salvatrice) : se déplacer – s’arrêter et repartir plusieurs fois – permet de ne pas se fixer sur la mélancolie. Avant de prendre le bateau pour la Tunisie, Pierre baguenaude dans la capitale : il salue des amis aux Tuileries ; emprunte de l’argent à un éditeur et une antiquaire qu’il connaît bien ; dit au revoir à son père, encore traumatisé par la mort de son épouse et par l’exil forcé qu’il a vécu ; traîne sur un pont où chante un groupe et le quitte subitement en courant, les larmes coulant sur son visage. Dernier détour avant le grand départ : il retrouve à Deauville Maria (Annie Girardot), une musicienne proche de ses parents.

Il y a donc ce déplacement physique de Pierre, ces marches et rencontres qui retardent ses départs – de Paris puis, plus tard, de Tunisie. Ces voyages, le cinéaste les connaît bien. Né en 1938 à Alger, Guy Gilles quitte l’Algérie à l’âge de 22 ans. C’est d’ailleurs dans son pays d’origine que le cinéaste aurait voulu tourner le film, mais il n’a pas obtenu l’autorisation à temps, ce qui, dira-t-il plus tard dans une interview aux Lettres françaises, « [lui] a demandé l’effort d’aller vers l’essence de ce qu’[il] voulai[t] dire ». Les correspondances entre la vie de son personnage et la sienne amplifient la force du Clair de terre. Comme Pierre, Guy Gilles a perdu sa mère très jeune, et c’est cette perte précoce qui a précipité son envie de faire du cinéma. D’après lui, le personnage de Pierre est aussi inspiré par les souvenirs de son petit frère, qui n’était pas encore adolescent lorsqu’ils ont quitté l’Algérie.

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C’est cette terre, de l’autre côté de la Méditerranée, qui est filmée avec une grande intensité dans la partie tunisienne du film, marquée par de nouveaux visages souriants, solaires, et percée de moments oniriques – dans une séquence magnifique, Pierre, endormi dans son lit, recrée par le rêve le (faux) souvenir du mariage de ses parents, entrecoupé par des visions de lui avachi sur une rampe d’escalier. Dans ce pays qu’il ne connaît que très peu mais qu’il a beaucoup fantasmé, Pierre est un étranger. Mais, paradoxalement, il se retrouve aussi lui-même.

L’ART ET LA DOULEUR

« Prends le temps, prends le temps, le temps de t’arrêter / Prends le temps seulement, le temps de respirer / Prends le temps simplement de regarder les fleurs / Simplement une fleur, et d’aimer sa couleur / Et d’écouter le vent, et d’écouter la vie / La vie qui bat le temps, bat le temps dans tes veines. » Ou : « Ici-bas, tous les lilas meurent. » Ces mots, chantés, dits ou écrits, s’invitent régulièrement dans Le Clair de terre, film traversé par des deuils répétés : celui de Pierre et de son père ; celui de Maria, qui a perdu son compagnon, tout comme Madame Larivière, professeure amie des parents du héros avec qui il arpente Tunis ; un dernier, choquant, arrive vers la fin du film.

Vivre avec les morts, c’est l’un des grands sujets de cette œuvre, qui extériorise l’expérience intime, presque indicible de la perte. Dans un monologue, Maria se confie à Pierre : « Après sa mort, il y a eu un moment terrible, j’ai pensé que je n’aimais plus rien, que je ne pourrais jamais plus rien aimer vraiment. Les livres me tombaient des mains, la musique me donnait envie de mourir […]. On voudrait ne plus jamais cesser de souffrir. Ça semble une trahison de ne plus souffrir. C’est presque oublier. »

Chez Pierre/Guy, le deuil de la mère est intimement lié à celui de la terre. Y revenir le reconnecte avec des sensations autant qu’avec ce corps invisible et disparu. À cette époque, Guy Gilles, qui évoque aussi dans le film la peinture, et particulièrement celle de Johannes Vermeer (pas de hasard : sa mère était peintre), visite en profondeur l’œuvre de Marcel Proust – découverte après Au pan coupé, car on avait comparé sa démarche à celle de l’auteur de La Recherche. Il prépare d’ailleurs en parallèle Proust, l’art et la douleur, diffusé en 1971 à la télé.

Guy Gilles fait sienne cette citation de Proust : « L’art n’est pas le seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. » Il dira, lors d’un entretien radio : « Je pense que les rapports que j’ai avec Proust, ce sont des rapports plutôt de forme […]. C’est une façon de fouiller, qu’on m’a beaucoup reprochée au début. » Les gros plans sur les détails – de même que l’image et les sonorités coupées – s’apparentent au vrai travail de la mémoire, forcément subjectif, fragmentaire, imaginaire, et surtout toujours présent en nous (le film ne met en scène aucun flash-back). C’est tout le génie de Guy Gilles, dont on mesure aussi la perte, de nous faire « retrouver le temps » par un prisme aussi fin, sensible et entêtant.  

Le Clair de terre de Guy Gilles sur mk2 Curiosity

Photos : © Lobster Films

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