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OLDIES · Jeanne Moreau, une cinéaste dans l'ombre de l'actrice

  • Joséphine Leroy
  • 2023-02-13

En quelques années, celle qui a joué chez Louis Malle, Jacques Demy ou François Truffaut a incarné le mythe de la femme fatale, insaisissable, au cinéma. La ressortie des films qu’elle a réalisés dans les années 1970 et 1980 (« Lumière  », « L’Adolescente  » et « Lillian Gish ») montre un autre visage de l’actrice, chanteuse et donc réalisatrice, qui s’est éteinte en 2017. « Lumière » sur l’autre Jeanne Moreau.

Dans le confort voluptueux de draps blancs, une femme et un homme s’embrassent. Ce dernier disparaît dans un hors-champ, tandis que la caméra se focalise sur le visage de la brune au cou habillé d’un collier de perles, puis se déplace et se resserre sur sa main, prise dans un très bref mais intense moment de tension puis de relâchement – sa jouissance. Cette représentation à peine voilée d’un cunnilingus dans Les Amants de Louis Malle a été décrite par François Truffaut comme « la première scène d’amour du cinéma français ». À sa sortie en 1958, le film fait scandale, aussi bien dans l’Hexagone que lors de sa distribution aux États-Unis – la Cour suprême ira même jusqu’à définir ce qu’est la pornographie à partir de cet exemple. Cette séquence dit tout de l’audace de Jeanne Moreau qui, approchant les 30 ans, n’était alors qu’une actrice débutante.

Plus de soixante ans plus tard, on trouve sur Internet une série d’articles sur la vie sentimentale de celle qui a joué au trouple dans Jules et Jim de Truffaut (1962) ou a incarné une joueuse de casino invétérée laissant miroiter une grande romance à un jeune amant fragile dans La Baie des Anges de Jacques Demy (1963). Pierre Cardin, William Friedkin, Louis Malle, Jean-Louis Trintignant, Georges Moustaki… La longue liste de ses aventures sentimentales alimente sa réputation de grande séductrice. Ce qui revient aussi dans les recherches, c’est son refus de se ranger sous l’étiquette « féministe » (elle avait pourtant défendu le droit à l’avortement ou pris, vers la fin de sa vie, la défense des Pussy Riot, ce groupe de punk féministe russe dont des membres avaient été emprisonnées). Les trois films qu’elle a réalisés, et qui ressortent en salles, viennent contrer cette image de femme peu engagée, toujours plantée du côté des hommes.

Lumière, 1976 © Fonds Jeanne Moreau pour le théâtre, le cinéma et l’enfance. Tous droits réservés

PARTIE DE CAMPAGNE

« Tout le monde a envie de se tirer au soleil », lance l’une des héroïnes de Lumière. Dans ce premier long métrage sorti en 1976, Jeanne Moreau raconte l’amitié de quatre comédiennes (jouées par Lucia Bosè, Francine Racette, Caroline Cartier et la réalisatrice elle-même). Au début du film, elles sont réunies dans une belle maison de campagne ensoleillée, autour d’une piscine, d’un bon déjeuner ou – formidable scène – au fil d’un lent travelling nocturne qui parcourt horizontalement, et de l’extérieur, la maison. À travers les vitres, on les aperçoit se balader librement d’une pièce à une autre. De jour comme de nuit, elles papotent, se remémorent leurs premières expériences amoureuses, avant qu’un flash-back ne nous ramène en ville où tout se complique dans leur vie.

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C’est encore par un déplacement de la ville à la campagne que Jeanne Moreau se plaît à libérer la parole et l’expérience féminine dans L’Adolescente (1979). Elle se place du point de vue d’une jeune Parisienne qui, à l’été 1939, juste avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, rend visite à sa grand-mère (Simone Signoret) avec ses parents, en Auvergne. C’est un été crucial, celui du passage de la paix à la guerre, mais aussi de l’enfance à l’adolescence. Un âge de bascule qui brasse découverte de l’amour, de la mort ; et de la puberté aussi, montrée ouvertement, notamment dans cette scène où, honteuse d’avoir ses règles alors que l’homme sur lequel elle fantasme est face à elle, la jeune héroïne frondeuse balance son vélo sur le bas-côté, lui demande de partir et essuie le sang coulant dans son entrejambe avec des feuilles. La campagne, c’est ce territoire où tout lâche, où l’on ne contrôle plus rien.

L'Adolescente de Jeanne Moreau, 1979 © Carlotta

Un monde sauvage que Jeanne Moreau affectionnait. Au début des années 1960, elle a acheté une maison à La Garde-Freinet, dans le massif des Maures – son repère. À l’été 1970, le cinéaste Guy Gilles, son ami (et pendant un temps amant), qui la fera jouer en 1974 dans son très beau Le Jardin qui bascule, l’avait filmée dans ce cadre luxuriant, pour réaliser le reportage Jeanne raconte Jeanne. « J’ai beaucoup vécu à la campagne. La nature est une présence constante et chaleureuse », lui confie-t-elle, enchaînant les clopes à un rythme d’usine. Elle tenait sûrement cet amour de la nature de son père, Anatole-Désiré Moreau, qui avait quitté son Allier natal dans les années 1920 pour s’installer à Paris, où il tenait le bistrot La Cloche d’Or. Il y a rencontré Kathleen Buckley, la mère de Jeanne Moreau, une danseuse anglaise qui faisait partie de la troupe des Tiller Girls. Dans un portrait que lui avait consacré Libération en 1994, l’actrice disait : « En 1975, à la mort de mon père, c’est comme si l’autorité m’était revenue. J’avais sans doute une image du père très forte alors qu’il était plutôt angoissé et vulnérable. À partir de ce jour-là, j’ai assumé la part virile de moi-même. » Paradoxalement, on a l’impression que cette période de deuil – qui coïncide donc avec sa lancée dans la réalisation – révèle une douceur qu’on ne lui connaissait pas.

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L'Adolescente de Jeanne Moreau, 1979 © Carlotta

BEAUX MIROIRS

À l’écran, le regard de Jeanne Moreau surprend souvent par son côté impassible, sévère. Ses trois films, au contraire, dégagent une empathie qu’on n’avait jusqu’ici pas soupçonnée. Dans son troisième et dernier film comme réalisatrice, Lillian Gish (1984), tourné à New York, elle tire un portrait plein d’admiration de « l’enfant délicate du cinéma muet ». Les deux femmes reviennent sur l’incroyable carrière de Gish, qui a commencé à tourner enfant, avant d’être engagée par le grand démiurge D. W. Griffith (Naissance d’une nation en 1915 – le premier blockbuster de l’histoire, mais aussi un film révisionniste et ouvertement raciste, glorifiant la ségrégation, ce dont elles parlent brièvement –, ou Les Deux Orphelines en 1921).

Lillian Gish, 1983 © Fonds Jeanne Moreau pour le théâtre, le cinéma et l’enfance. Tous droits réservés

C’est aussi, en creux, un portrait de Jeanne Moreau elle-même : lorsqu’elle demande à Gish quel est le don qu’elle transmettrait à un enfant, cette dernière lui répond du tac au tac : « La curiosité ! » On pourrait dire que c’est aussi le maître mot de la carrière de Moreau qui, on ne le sait peut-être pas assez, a toujours été tournée vers la jeunesse – elle a notamment fondé en 2005 les Ateliers d’Angers, un rendez-vous du festival Premiers plans pour promouvoir les premiers films de jeunes cinéastes européens ; a légué son héritage à une association pour l’enfance et la culture… L’idée d’un passage de flambeau traverse les trois films qu’elle a réalisés, autant que sa vie. On aurait bien aimé voir davantage Jeanne Moreau cinéaste – entre autres projets, elle avait pensé à l’adaptation d’un livre de Joyce Carol Oates, Solstice, mais ne se sentait pas de taille. On est sûrs qu’elle aurait fait des merveilles.

Lumière, L’Adolescente et Lillian Gish de Jeanne Moreau (Carlotta, 1 h 42 ; 1 h 34 ; 59 min)

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