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Filmer les corps féminins : on vous résume la passionnante conférence du festival de Clermont Ferrand 2024

  • Joséphine Leroy
  • 2024-02-09

Comment mettre concrètement en scène les corps féminins en pleine révolution #MeToo ?  Filme-t-on différemment ces corps quand on est soi-même une femme ? Ce jeudi, à Clermont-Ferrand, la SRF (Société des réalisatrices et réalisateurs de films) a invité deux de ses membres – les cinéastes Lucie Borleteau et Caroline Deruas – à parler de leurs pratiques et de leurs idées sur ce vaste sujet d’actualité lors d’une conférence. Retour sur cet échange passionnant. 

Il est 13h30. Dans une demi-heure, la conférence organisée par la SRF commence et, déjà, le monde (une bonne quantité de jeunes) afflue devant la salle. On entre et, en quelques secondes, plus de place : les retardataires se sont mis par terre. Intitulée « Filmer le corps féminin en 2024 » et animée par la cinéaste Barbara Balestas Kazazian, la conférence porte sur un dialogue entre deux réalisatrices qui ont fait de la mise en scène des corps féminins un sujet central de leurs filmographies. D’abord Lucie Borleteau, dont le dernier film, À mon seul désir (2023), nous immisce dans le milieu interlope d’un club de strip-tease. À sa droite, Caroline Deruas, dont la dernière réalisation, L’Indomptée (2016), est une fiction qui mêle les expériences de deux artistes résidentes de la Villa Médicis. Alors que des extraits de leurs films respectifs sont projetés, le contraste entre les approches des deux cinéastes s’impose.

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Ecrire le corps féminin : banalité versus mythologie

Dans Fidelio, l’odyssée d’Alice (2014), Lucie Borleteau filme de manière frontale une scène de cunni entre Ariane Labed et Melvil Poupaud – à la fin, c’est la jouissance du personnage féminin qui est recherchée (la petite affaire se conclut sur un « merci » et un « tout le plaisir était pour moi »). « Je suis très amusée de revoir la scène. L’idée, c’était de filmer une scène d’amour comme une scène normale, sans avoir besoin de la romantiser », résume la cinéaste, qui se dit totalement décomplexée sur la question du corps.

Fidelio, l'odyssée d'Alice

À l’inverse de Caroline Deruas qui, dans L’Indomptée, passe par la mythologie pour laisser affleurer la sensualité, entre références à la peinture de la Renaissance italienne, enlacements et caresses entre statues et personnages réels. « J’aimerais avoir la liberté de Lucie, mais je suis à un endroit très pudique. Ça vient aussi de notre rapport à notre propre corps. J’ai l’impression d’être à un endroit plus empêché, d’être moins heureuse face à des scènes de sexe au cinéma. » La liberté sexuelle des personnages féminins de Lucie Borleteau est-elle la conséquence d’une liberté d’écriture débridée ? Loin de là, explique la réalisatrice, qui dit penser avec précision les scènes de sexe. Cette idée rejoint une problématique très actuelle autour de l’éthique, de l’attention portée par le ou la cinéaste au ressenti des actrices et acteurs sur un plateau.

L'Indomptée

« Comme technicienne, j’ai pu assister à des moments de malaise » Caroline Deruas

En plateau : réminiscences, identifications et (re)créations

Caroline Deruas et Lucie Borleteau ont en commun d’être toutes les deux passées par d’autres postes et donc de bien connaître la mécanique d’un plateau. La première a été assistante mise en scène et scripte (elle est aussi scénariste, notamment pour Valeria Bruni-Tedeschi), la seconde a fait de la figuration et a eu quelques autres rôles plus importants (on l’a vue chez Bertrand Bonello ou Nicolas Pariser). « Comme technicienne, j’ai pu assister à des moments de malaise et je souffrais pour la comédienne. Donc c’est quelque chose que j’ai très vite intégré. J’ai un rapport au corps un peu blessé », confie Caroline Deruas, qui voit « une grande liberté » dans l’apparition du métier de coordinatrice d’intimité, « car on est ensemble, on parle ensemble. L’idée n’est pas de voler la place du réalisateur ». Lucie Borleteau acquiesce. « J’ai vu ce que c’était que d’être à poil et même la seule à poil sur un plateau. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Comme réalisatrice, j’ai toujours une attention très aigüe sur ça. »

L’habillage, le costume des femmes filmées est d’ailleurs loin d’être un détail. Lucie Borleteau : « Comme mon film se passe dans un club de strip-tease, il y avait cette idée que la lumière habille les personnages. Le fait d’avoir un certain éclairage enlevait beaucoup de gêne. La focale, la lumière, c’est une vraie question pour les actrices. Il faut être conscient de ce qu’on fait avec son chef opérateur ou sa cheffe opératrice, sa costumière. La mienne était hyper investie dans la lingerie. »  En référence à une scène érotico-cauchemardesque de L’Indomptée, dans laquelle l’actrice Jenna Thiam – avec son visage qui rappelle l’art préraphaélite – imagine qu’elle se fait lentement manger le pied par un homme, sur un lit à baldaquin de la Villa Médicis, Caroline Deruas explique : « Le plan large est composé comme un tableau. Je suis dans l’envie d’une sublimation, un endroit de douceur, de rêve, pas cru, pas réaliste. »

« Ma cinéphilie s’est construite avec Hitchcock, qui peut être problématique »  Lucie Borleteau

Féminisme et croisements politiques

Au fil de la discussion, cette pertinente question amenée par Barbara Balestas Kazazian : comme réalisatrice, quelle différence y a-t-il entre mettre en scène une femme et mettre en scène en tant que femme ? « Je ne crois pas qu’il y ait toujours une différence de genre dans le regard. Ma cinéphilie s’est construite avec Hitchcock par exemple, qui peut être problématique de ce point de vue-là », explique Lucie Borleteau. Mais les réalisatrices ont peut-être en général un surplus « d’empathie ». « Je me fais parfois gronder pendant le financement parce qu’il n’y a pas de méchant dans mes films. » Caroline Deruas affirme d’emblée que cette spécificité existe, qu’elle naît d’un souci « d’objectifier ou pas ». « En revoyant et en pensant cette table ronde, je me suis rendu compte à quel point les corps qu’on montre sont politiques. » On l’a dit plus haut, les imaginaires, les univers entre les deux réalisatrices diffèrent clairement. Pourtant, elles partent d’un même élan intime et politique : « Caroline et moi, on n’a jamais été dans ce truc d’objectivation. C’est très instinctif », résume Lucie Borleteau. Après de nouveaux extraits mettant en parallèle leurs films, cette dernière remarque qu’il est question d’entraide entre femmes, de sororité : « C’est super qu’on voie des femmes [des strip-teaseuses dans son film ; des résidentes de la Villa Médicis dans le film de Caroline Deruas, ndlr] qui s’aident mutuellement à des fins artistiques. »

Les deux cinéastes ont un autre point commun : elles ont filmé la maternité en voulant la décloisonner. Lucie Borleteau en a fait le terreau d’une fable politique pas si délirante dans le court La Grève des ventres (2012), sur des femmes qui décident de reprendre en main leurs corps alors que la population mondiale explose. « Le point de départ de La Grève des ventres, ce sont des images de ma grossesse filmées par ma meilleure amie pour garder des traces. C’est un premier court erratique. J’étais très en colère politiquement contre Sarkozy. C’était une époque où on se glorifiait d’être un pays avec une natalité en pleine forme » (on espère qu’Emmanuel Macron, qui a monté une stratégie très douteuse de « réarmement démographique », verra le film). « Ma fille [l’actrice Lena Garrel, ndlr] a 25 ans, je l’ai toujours filmée. C’est une continuité entre la vie et le film. » L’émergence de réalisatrices pleinement conscientes de ces enjeux de mise en scène des corps féminins et la libération de la parole autour de ce tabou prouvent qu’une révolution des regards est bel et bien enclenchée - ceux qui ne sont pas contents peuvent bien aller se rhabiller.

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