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Ilze Burkovska Jacobsen : « On peut seulement planter la graine de la compassion et de l’empathie pendant l’enfance »

  • Lucie Léger
  • 2022-04-21

Dans « My Favorite War » (en salles depuis le 20 avril), Ilze Burkovska Jacobsen alterne entre animation et prise de vues réelles pour nous raconter son enfance dans la Lettonie des années 1970. D’abord leader des jeunesses communistes, elle a ensuite développé un regard critique sur l’hypocrisie du régime. La réalisatrice nous a parlé des implications artistiques, politiques et personnelles de la création de son documentaire d’animation.

L’artiste Svein Nyhus a conçu les dessins et l’univers graphique du film. Comment avez-vous collaboré ?

En Norvège, Svein est très connu pour ses livres pour enfants. Ses livres ne sont pas faciles, ils posent des questions au lecteur. Quand j’ai vu ses dessins, je me suis dit qu’ils étaient aussi effrayants qu’enfantins : c’est cette combinaison qui m’a donné envie qu’il soit l’illustrateur de My Favorite War. Au début, il a refusé ; le sujet lui paraissait trop lourd, trop important, mais sa femme l’a convaincu. On s’est mis d’accord pour que les personnages soient comme ils les dessinent, sans pupilles dans les yeux. Ça rend l’expression des émotions complexe, mais je voulais rester fidèle à son coup de crayon. Mes personnages ont des yeux dont le spectateur ne peut pas voir le fond, des yeux qui vous observe en même temps que vous les regardez.

Pouvez-vous me parler de votre utilisation des couleurs, tout en niveaux de gris, dans le film ?

Les clichés sont faits pour être utilisés. La vie soviétique était grise, comme de la brume, alors les images du quotidien sont grises.  C’est dur d’évoluer dans un monde brumeux : même si le ciel était bleu, l’impression persistante de ne pas être libre rendait l’âme grisâtre. Je voulais montrer que la vie de tous les jours était déprimante. Ne pas savoir si tu pourras acheter du fromage ou des saucisses - du pain, il y en avait toujours ! - c’est stressant, déprimant. Ce genre de problèmes élémentaires du quotidien rendait les adultes très tristes.

Je voulais aussi que l’humeur générale contraste avec les drapeaux rouges, parce qu’ils représentaient justement le discours officiel du parti qui voulait montrer les communistes comme des gagnants. Et, bien sûr, c’était aussi pour contraster avec les couleurs vives de la ferme du grand-père [le grand-père d’Ilze possédait une ferme, dans laquelle elle a passé les premières années de sa vie, loin des préoccupations politiques, ndlr] le vert de l’herbe, le rose des fleurs, le bleu du ciel. Comme une bulle de liberté qui se brisait quand on revenait dans notre vie quotidienne, ou les choses redevenaient grises, d’un coup.

« La plus grosse question personnelle que ce film a soulevée, c’est la place de mon père. »

Vous racontez votre propre vie dans le film. Comment est-ce que le processus de création a changé votre relation avec votre propre passé ?

J’ai vraiment ressenti un changement à la toute fin du montage. Je pense que c’est parce que c’est le moment où je devais impérativement me sentir en accord avec ma création. La plus grosse question personnelle que ce film a soulevée, c’est la place de mon père. Comme il est mort, je ne peux pas lui poser toutes les questions difficiles qui me tracassent sur son passé. C’est dur à expliquer. Moi je ne le vois pas comme un communiste fou [le père d’Ilze était un membre actif du parti communiste, la famille a déménagé en ville pour qu’il puisse monter en grade, ndlr] mais à la limite, comme un opportuniste. Il a utilisé le système sans y croire.

Quand je reviens dans les endroits où il travaillait en Lettonie, les gens se rappellent de lui comme de quelqu’un qui a fait quelque chose de positif, qui a construit des choses et qui ne volait rien à personne. C’est vraiment cette partie de mon passé qui était la plus difficile à traduire. Ça ne me fait pas si mal quand je repense à ma propre naïveté enfantine. Je me suis remise en question, sur mon investissement aveugle et stupide dans la machine communiste quand j’avais 14 ans, et ensuite j’ai compris de quel côté je voulais être. Et puis j’étais enfant, je me pardonne.

Vous avez dit que votre intention pour ce film était d’appeler les jeunes à s’engager. Qu’est-ce que vous attendez de nous ?

A mes yeux, les jeunes européens sont très engagés, mais je pense que vous vous découragez trop vite, à cause de l’absence de résultats immédiats. Il faut penser aux petites avancées que vous pouvez engendrer dans votre quotidien. Même les petites choses sont force de changement. Vous ne pouvez pas tous être Malala ou Greta Thunberg, mais quelqu’un réagira forcément à votre mail, à votre appel, à votre lettre, même si c’est tout petit.

C’est ça que vous cherchez avec votre film, une réaction ?

Je ne pense pas que les gens vont aller crier dans la rue, demander la vérité après avoir vu mon film, mais je pense qu’il peut aider les gens à se rendre compte de leur propre place dans la société, surtout les enfants. Récemment, j’ai repensé à mon film d’animation préféré ; Le Hérisson dans le brouillard. C’est un petit film russe sur un hérisson qui va voir son ami, un ours. Très poétique. Je pense que si les gens avaient regardé ce film quand ils étaient petits, ils auraient compris qu’il est possible d’être bon, de faire de choses gentilles. L’adolescence, c’est trop tard, on peut seulement changer les choses pendant l’enfance, planter la graine de la compassion et de l’empathie.

Est-ce que vous craignez que l’Histoire se répète ? La guerre actuelle en Ukraine doit vous rappeler des mauvais souvenirs.

L’Union soviétique prétendait vouloir la paix. La Russie actuelle a hérité de cet automatisme mental : tout ce qu’ils font, c’est pour la paix. La guerre en Ukraine, c’est pour la paix. Si on accepte ça, on peut dire n’importe quoi et tout nier en bloc. C’est ça qui me fait peur. En ce moment, les gens en Lettonie sont inquiets, mais pas effrayés d’une attaque russe. Tout nous rappelle que la situation est différente. Les rues sont couvertes de drapeaux Ukrainiens, les gens s’engagent : ils hébergent des réfugiés, ils lèvent de l’argent, donnent des vêtements, des camouflages pour l’armée. Certains donnent des ordinateurs. La situation n’est pas effrayante mais très prégnante, on ne peut pas penser à autre chose.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

En ce moment je travaille sur un court métrage documentaire animé, qui durera environs vingt minutes. C’est sur le pouvoir de l’argent, mais raconté de façon personnelle et… chaleureuse. Trois jeunes de 28 ans racontent la période de leur vie durant laquelle leurs parents ont dû partir travailler à l’étranger et qu’ils restaient chez eux, avec leurs grand-mères. Ça parle, d’attente, d’amour, et du pouvoir de l’argent qui sépare des familles par nécessité. Ce genre de choses arrive souvent dans le monde, mais j’ai choisi ces jeunes-là par ce qu’ils ont eu le temps pour prendre du recul.

C’est mon angle : le souvenir. Je suis aussi en train de développer un long métrage pour enfants sur le harcèlement. J’y injecte un peu de fantastique puisque je donne vie à des insectes. Dans le film, les insectes représentent la créativité, que les artistes ressentent parfois comme quelque chose qui colle à la peau, qui ne les quitte jamais. Une des petites filles a un ami cafard qui déclenche chez elle le besoin de raconter des histoires. C’est une conteuse naturelle.

: My Favorite War de Ilze Burkovska Jacobsen (1h22, Destiny Films), sortie le 20 avril

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