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Les frères Dardenne : « Cette fois-ci, le moindre arrangement avec le réel était impossible »
- David Ezan
- 2022-10-03
Fidèles au Festival de Cannes, où ils ont déjà raflé deux Palmes d’or (pour « Rosetta » en 1999 et « L’Enfant » en 2005), les Dardenne ont cette année encore bouleversé la Croisette avec « Tori et Lokita », à qui le jury a attribué un prix spécial. Sans concession, le film ausculte le destin tragique de deux mineurs isolés béninois récemment arrivés en Belgique ; de quoi discuter longuement avec les cinéastes de leur engagement comme d’une « méthode » souvent imitée, jamais égalée. Rencontre.
Tori et Lokita a remporté le Prix du 75e anniversaire du Festival de Cannes. Vous êtes presque nés là-bas, lorsque vous avez reçu la Palme d’or pour Rosetta en 1999 : quel souvenir en gardez-vous ?
Jean-Pierre Dardenne : Notre souvenir commun, c’est lorsque David Cronenberg [président du jury de l’édition 1999, ndlr] a annoncé le nom d’Émilie [Dequenne, ndlr] pour lui remettre le Prix d’interprétation. Elle est submergée par l’émotion, et Johnny Hallyday lui tend son mouchoir… On ne l’avait jamais vue si resplendissante !
David Cronenberg a déclaré dans plusieurs interviews que, selon Gilles Jacob, il s’agissait de la plus courte délibération de l’histoire du Festival…
Luc Dardenne : Le vote du jury était effectivement unanime, mais le film a reçu de fortes critiques de la part de la profession. Des critiques qui visaient surtout les actrices récompensées cette année-là, car Émilie partageait son prix avec Séverine Caneele [une autre débutante inconnue, qui jouait dans L’Humanité de Bruno Dumont, ndlr] et on leur refusait le statut d’actrice. De grands noms comme Jean-Claude Brialy ont protesté. Pour eux, on ne faisait pas du cinéma ; on prenait des gens au hasard et on les filmait n’importe comment.
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Lire l'entretienComment s’est construite votre conscience politique, centrale dans votre filmographie ?
L. : Je me suis engagé dès le lycée, dans un mouvement d’opposition à une loi qui prévoyait d’étendre la durée du service militaire. J’y ai beaucoup participé puis, dans un même esprit, je me suis rendu au Chili lorsque Salvador Allende a été assassiné [en 1973, ndlr] et qu’Augusto Pinochet a pris le pouvoir. Ce fut un grand moment de politisation.
J.-P : Moi, j’étudiais en école de théâtre et j’y ai rencontré Armand Gatti [ancien résistant, dramaturge, poète et cinéaste décédé en 2017, ndlr]. C’est lui qui m’a fondé politiquement en me faisant découvrir les œuvres de Bertolt Brecht ou d’Erwin Piscator. Quand Luc est rentré en Belgique, nous avons alors tourné nos propres documentaires sur le monde ouvrier.
L. : Après avoir bossé dans une centrale nucléaire en construction, on a acheté notre première caméra et on a filmé dans des cités ouvrières. On s’établissait sur place, puis on posait la même question à ceux qui travaillaient là : « Est-ce que, un jour dans votre vie, vous vous êtes battus contre une injustice ? » On réalisait ainsi des portraits de vingt-cinq minutes diffusés localement le week-end, avant de passer à des choses plus construites lorsque les tables de montage sont arrivées.
Comment ces projets documentaires ont-ils nourri vos fictions ?
J.-P : Tous ces gens que nous avons rencontrés nous ont habités. Nous sommes passés à la fiction car, au fil du temps, nos documentaires étaient presque mis en scène. On s’est dit qu’on pouvait raconter nos propres histoires et travailler davantage sur l’intériorité.
Caroline Tambour, votre première assistante depuis Le Silence de Lorna en 2008, a même évoqué la « méthode Dardenne » lors d’un entretien autour de son métier. C’est quoi, au juste ?
J.-P : Notre première vraie fiction, c’était en 1992 avec Je pense à vous [coécrit avec Jean Gruault, scénariste de François Truffaut, ndlr], mais notre qualité d’autodidactes nous a paralysés sur le tournage. On a ensuite réalisé La Promesse [1996, ndlr] contre ce film, pour retrouver le plaisir et l’audace de nos documentaires.
L. : Là, on a écrit nous-mêmes le script, on a filmé des non-professionnels, mais on a surtout pensé notre caméra. On s’est dit : « Elle doit être à la mauvaise place. » Supposons qu’un comédien monte l’escalier et que la caméra ne puisse pas le suivre. Tant pis : elle le regarde monter, comme si elle ne pouvait pas prévoir ses mouvements. Le plan-séquence, lui, est apparu afin de réduire le sentiment de discontinuité induit par le montage.
J.-P : Il y a aussi le fait de tourner dans la continuité [c’est-à-dire en respectant l’ordre du scénario, ndlr]. Lorsqu’un romancier écrit, certains mots en font naître d’autres auxquels il n’avait pas pensé en commençant sa phrase… La continuité nous permet de malaxer la matière et d’y revenir s’il faut, même si cela nécessite de repasser dans les mêmes décors [sur un tournage habituel, on regroupe les scènes situées dans un même décor pour des raisons pratiques, ndlr]. Voilà pourquoi nos films coûtent cher ! À cause des inondations survenues dans la région de Liège, ce fut impossible pour Tori et Lokita. On a revu notre plan de travail, mais les cinq semaines de répétitions nous ont permis de retomber sur nos pattes.
Scène culte : « Rosetta » des frères Dardenne
Lire l'articleDans l’émission belge Hep Taxi !, vous déclariez que, sur les tournages, la machinerie crée « une médiation énorme » entre les corps des acteurs et les vôtres. Comment faites-vous sans ?
L. : Notre caméraman se tient sur des cubes ou s’assied sur le genou du machiniste qui le tient avec une ceinture. Il n’y a pas de machine en jeu. C’est un système organique, et donc assez fragile. On s’interdit le steadycam [un appareil de prise de vues qui repose sur un système de stabilisation de la caméra, ndlr], car cela induirait trop de fluidité. Il faut que notre caméra souffre un peu, que les choses lui résistent.
Lors d’un entretien à France Culture, vous avez évoqué cette « réalité fragile » que vous cherchez à retranscrire. C’est-à-dire ?
L. : Prenez le son : filmer un corps qui respire, c’est comme filmer un volume en verre qui menace de se briser. Pareil lorsqu’on filme quelqu’un de dos puis de face ; il s’agit d’en faire ce volume fragile…
J.-P : Si l’on cherche à filmer notre conversation, on ne placera pas la caméra hors du cercle que nous formons, mais « dans le bazar », puis on trouvera des équilibres entre les corps. Chez d’autres cinéastes, il y a cette idée théâtrale d’un cadre à partir duquel les personnages se déplacent. Chez nous, c’est l’inverse : leurs mouvements priment. On essaye de filmer leur visage, qui parfois nous échappe si on n’a pas le temps de se lever avec eux. C’est de cette manière qu’ils s’incarnent.
«C’est la solitude qui définit les exilés.»
Tori et Lokita suit le parcours de deux mineurs arrivés du Bénin, Tori, un garçon âgé d’une dizaine d’années, et Lokita, une adolescente. Ils espèrent être régularisés mais se heurtent à des absurdités administratives et sont les proies de réseaux criminels qui exploitent leur vulnérabilité. Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer un film à ce sujet ?
J.-P : On a eu l’idée il y a dix ans, mais on a finalement tourné Le Gamin au vélo [2011, ndlr] à la place. Ce sujet nous est revenu comme un boomerang, en lisant des articles à propos d’inquiétantes disparitions de mineurs étrangers non accompagnés. On ne savait pas sous quel angle aborder le sujet, jusqu’à ce qu’on pense à l’amitié. C’est la solitude qui définit les exilés : on a lu des rapports psychiatriques qui établissent à quel point elle est source de souffrance, surtout chez les jeunes. L’amitié est une manière d’en guérir, de se recréer une famille pour survivre aux aléas de l’exil. L’un de ces aléas est l’esclavagisme, dont sont victimes Tori et Lokita.
Une scène terrible survient à la fin du film, lorsque Tori et Lokita fuient leurs tortionnaires. Vous faites preuve d’une brutalité détonante au regard de votre filmographie… Vous cultivez un certain pessimisme ?
L. : On est moins dans le pessimisme que dans la protestation. On dit : « Nous vivons dans des démocraties où, logiquement, tous les membres de la société sont des sujets de droit. Or, voilà que certains d’entre eux sont invisibles. » Déjà, dans La Fille inconnue [2016, ndlr], nous parlions d’une morte qui n’existait pour personne. On n’avait encore jamais fait mourir un protagoniste mais, cette fois-ci, le moindre arrangement avec le réel était impossible. Si je puis dire, il fallait que le spectateur ressente l’injustice de cette mort. Qu’il se dise : « Ce n’est pas possible. » Eh bien si. Et, si les lois étaient différentes, notamment en ce qui concerne la régularisation des exilés, peut-être qu’on n’en serait pas là !
La représentation de la violence semble vous préoccuper. Comment l’avez-vous pensée ici ?
J.-P : On a ellipsé les scènes de violences sexuelles, en partie car cela rendait d’autant plus violentes celles qui suivaient. Pour la scène dont vous parliez, on s’est toujours dit qu’il ne fallait pas la surdramatiser, mais l’enregistrer. La caméra est en retrait, le corps est légèrement camouflé par les feuilles ; on ne s’attarde pas, mais on reste un peu figé, comme pour dire au revoir. C’est notre idée : moins ce qu’on filme est accessible et plus il y a d’intensité.
Le film est dédié à Stéphane Ravacley, ce boulanger du Doubs qui a entamé une grève de la faim en janvier 2021 afin d’éviter l’expulsion de son apprenti guinéen, alors visé par une obligation de quitter le territoire français au motif qu’il avait atteint sa majorité. Grâce au soutien d’élus locaux, le boulanger a obtenu gain de cause et se bat désormais pour modifier une politique de courte durée qui va jusqu’à dénier le droit à l’intégration…
L. : On a téléphoné à ce monsieur ! Il nous a informés que son apprenti, Laye Traoré, se porte bien : il travaille dans une autre boulangerie en France et il s’est marié. Cela signifie bien que, si vous laissez les immigrés effectuer leur parcours sans l’interrompre à leurs 18 ans, ils mèneront une vie normale. C’est tout ce qu’ils demandent. On a été très émus par le courage de Stéphane ; seul, il s’est dressé contre la violence administrative et il a remporté son combat.
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Portrait : Julien Lienard pour TROISCOULEURS