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CANNES 2023 · Cédric Kahn : « J’ai une forme de tropisme pour la marginalité »

  • Joséphine Leroy
  • 2023-05-21

On a été bien chamboulés par « Le Procès Goldman » de Cédric Kahn, un huis-clos de haute tenue, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes. Le film revient sur un procès d’anthologie, centré autour de Pierre Goldman, grande figure admirée de la gauche radicale et intellectuelle parisienne des années 1960 et 1970 – il avait été accusé du meurtre de deux pharmaciennes. On est revenus avec le réalisateur – hanté, comme son héros, par l’idée de réparation – sur ce brillant film de procès.

Quand est-ce que vous avez entendu parler pour la première fois de Goldman ?

Je me suis vraiment plongé dans son histoire en lisant son bouquin [durant son incarcération, et peu avant son second procès, Pierre Goldman avait écrit son autobiographie, Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, qui avait obtenu un grand succès public et critique, ndlr], où l’affaire [accusé de vols et du meurtre de deux pharmaciennes à Paris en 1969, Pierre Goldman a reconnu les premiers chefs d’accusation, mais a toujours nié les homicides. En 1974, la Cour d’Assises l’a condamné à la réclusion à perpétuité. Il a fait appel en 1976, et c’est ce second procès, qui conduira à son acquittement, qui est reconstitué dans le film de Cédric Kahn, ndlr] est très bien expliquée de son point de vue. Mais j’avais dû en entendre parler avant. J’ai été élevé dans un milieu de juifs de gauche, soixante-huitards. J’ai le souvenir d’avoir vu ce bouquin dans la bibliothèque de mes parents. Donc voilà, être éduqué dans cette ambiance, ça a forcément joué un rôle – c’est rare de faire un film qui n’ait pas de source d’intime. Mais en tout cas, c’est la première fois que je fais un film sur un personnage juif, pour qui c’est important.

CANNES 2023 · « Le Procès Goldman », le film de procès bluffant de Cédric Kahn

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Pourquoi cette affaire a-t-elle suscité tant de réactions à l’époque d’après vous ?

Je n’ai pas toutes les réponses à cette question. Mais c’est marrant parce que j’étais en plateau télé avec Laure Adler [journaliste et autrice, par ailleurs chroniqueuse de l’émission C ce soir, ndlr] qui a assisté au procès, et qui parlait avec passion de Pierre Goldman, de cette époque. J’ai essayé de la faire parler un peu plus. Elle disait – et c’est intéressant de la paraphraser – que c’était une icone de l’époque, qu’il a représenté une soif d’idéal, un vent de liberté. Je pense aussi que pour toute cette gauche intellectuelle parisienne, il a représenté un courage et une radicalité qu’eux n’avaient pas, ou n’avaient plus.

Vous voulez dire au sortir de Mai 1968 ?

Oui. En 1976, on est huit ans après Mai 1968. La passion est un peu retombée. Probablement que Goldman ravive quelque chose. Et je dirais aussi que le phénomène autour de Goldman dépasse Goldman, dépasse les faits. Mon film revient aux faits, c’est-à-dire un peu basiquement à l’affaire et au contradictoire. Alors que là, quand on entend les gens de cette époque parler avec emphase de Goldman, on n’est pas du tout dans le contradictoire. Je montre dans le film que Goldman est un peu une popstar.

Au dernier rang de la salle d’audience, on voit d’ailleurs des jeunes qui font partie d'un comité de soutien défendre avec beaucoup de verve Goldman.

Oui, et d’ailleurs j’ai remarqué que les jeunes adhèrent au film. Beaucoup sont venus vers moi. Je ne sais pas comment le comprendre. Si c’est quelque chose qui a à voir avec de la nostalgie, le goût du vintage… Il y a un intérêt pour cette époque, et pour cette espèce de mythe qu’a été Mai 1968.

Pour revenir au personnage de Goldman, vous le disiez, vous montrez son côté insondable, ni blanc ni noir, brillant et en même temps confus.

Déjà, globalement, il n’y a que la complexité des personnages qui m’intéresse – ce qui n’est pas forcément la voie la plus simple pour toucher le grand public. Et chez Goldman, si on ne s’intéresse pas à la complexité, on ne peut pas y aller.

Comment avez-vous travaillé cette opacité du personnage avec Arieh Worthalter ?

On ne l’a pas travaillée. Je me suis basé sur une intuition en fait, celle qu’il allait rencontrer le personnage. Et moi je fais confiance à ce qu’amène naturellement un acteur, par son tempérament, ce qu’il est, je crois beaucoup à la musique intérieure. Un acteur qui est sur la bonne note, il ne faut pas trop le perturber. Et Arieh est un garçon qui est aussi assez secret, avec des zones d’ombre. Il n’est pas clair comme de l’eau de roche. Après, lui a beaucoup travaillé de son côté, il connaissait le texte sur le bout des doigts – la seule consigne que j’avais donnée aux acteurs d’ailleurs, parce que je trouvais qu’il y avait une langue à respecter de manière absolue. Il était extrêmement habité, concentré. Mais il y avait presque une confusion entre la concentration de l’acteur et celle de l’accusé. J’avais parfois l’impression qu’il défendait Goldman comme il se serait défendu.

A travers Pierre Goldman et Georges Kiejman, ce procès a aussi mis en avant les plaies vives ressenties par la communauté juive ashkénaze, meurtrie pas la guerre, qui se retrouve autour d’un socle commun mais qui est en même temps divisée politiquement, entre sionisme et communisme – voire anarchisme...

Pour moi, ce n’est pas une opposition idéologique. Pour moi, ce sont deux façons différentes de survivre à cette histoire. C’est évidemment deux héritiers de la Shoah, deux enfants de Juifs polonais, qui ont traversé cette histoire terrible. Et ils représentent assez bien les deux grandes tendances : d’un côté il y en a un qui a transformé ça en force, c’est le « Juif résilient » ; et Goldman, c’est le « Juif maudit ». C’est dépression, fêlure, tragédie [dans son livre, Pierre Goldman rend hommage à ses parents, communistes et résistants ; il y explique avoir voulu toujours les égaler, ndlr]. C’est quelqu’un qui a accepté le tragique et qui sait qu’il ne sortira pas du tragique. Pour moi, c’est la sous-intrigue. Quand j’ai attaqué le truc, je ne connaissais pas bien le truc entre Goldman et Kiejman. Je m’intéresse d’abord à l’affaire en tant qu’affaire, puis après j’apprends que Goldman a viré Kiejman avant son procès. Et là, on fouille. Là, on se rend compte qu’il y a un antagonisme, une jalousie profonde, surtout de Goldman pour Kiejman. Cette sous-intrigue elle me passionne, parce que je la connais bien cette frontière.

Pourquoi ?

Parce que dans toutes les familles ashkénazes, il y a ces deux tendances très fortes. Mais moi, d’ailleurs, je ne sais pas trop quel juif ashkénaze je suis. Sur le papier, je suis plutôt résilient, parce que je transforme ça tous les jours en quelque chose. Et puis dans ma génération, cette question de transmission est plus atténuée, ça concernait plutôt la génération de mes parents. Reste qu’il y a quand même une énorme dépression chez les ashkénazes – à laquelle j’essaie d’échapper !

Violences policières, racisme, antisémitisme… Le film retranscrit très bien le fait qu’un tel procès dépasse l’individu, dresse un état des lieux profondément politique sur la société française des années 1970. Qu’est-ce qu’il reste de cette époque aujourd’hui selon vous ?

On m’a beaucoup questionné là-dessus. Mais le temps du cinéma, ce n’est pas le temps de l’actualité. Ça fait 15 ans que je veux faire un film sur Goldman, deux ans que j’ai mis le film en route, je ne vais pas dire : « Ah ouais, je vais en profiter pour parler des violences policières aujourd’hui. » Ce serait malhonnête. Mais il se trouve que le film rencontre une certaine modernité. En tout cas, je n’en avais pas conscience, et ce n’était pas du tout une stratégie. Mais je suis un peu embarrassé quand on me dit : « C’est comme si on était revenus aux années 1970. » Non. Moi je dirais que la sociologie de la France à cette époque-là est toujours la même, et que c’est plutôt une permanence. Donc non, ça raconte la France sous l’Occupation, celle des années 1970, et un peu la nôtre – malheureusement.

Arthur Harari incarne Georges Kiejman, un avocat pénaliste très médiatique, disparu le 9 mai dernier. Le nom de Gisèle Halimi, autre grande avocate qui a brillé, est aussi mentionné à un moment donné. Qu’ont-ils symbolisé à cette époque ?

Ce qui est marrant c’est que nous, on connaît Kiejman maintenant, avec sa grande robe d’avocat et toutes ses affaires accrochées à lui [il a notamment défendu la famille de Malik Oussekine, cet étudiant tué en 1987, en marge d’une manifestation contre le projet de loi Devaquet ; « Charlie Hebdo » en 2007, lors du procès des caricatures de Mahomet publiées dans le journal, mais aussi de nombreuses figures du cinéma français. Il a présidé aussi la commission d’avances sur recettes de films entre 1989 et 1990, ndlr]. Mais le procès Goldman était sa première grande affaire. Il commence à cette époque le pénal et Goldman le traite alors avec peu de respect. On peut dire qu’il doit beaucoup à l’affaire Goldman. Il me l’a dit lui-même. Mais on peut dire aussi qu’il l’a bien mérité, parce qu’il en a chié !

Comment percevait-il le projet du film ?

Avec bienveillance. Enfin, il était un peu éprouvé. Il m’a dit : « Vous êtes sûr ? » Mais au final, il m’a ouvert ses portes, il m’a raconté plein de choses.

Dans Trop de bonheur (1994), vous mettiez déjà en place un huis-clos, dans une maison bourgeoise entre une bande d'ados. Pareil dans Une fête de famille (2019), au milieu d’un décor champêtre - avec un règlement de comptes entre les membres d'une même famille. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce dispositif- là ?

L’effet cocotte-minute. D’un point de vue purement cinématographique, c’est intéressant de travailler sur un petit périmètre. On l’élargit ensuite par le off. Dans Le Procès Goldman, je me suis dit qu’un procès, ce n’était que du off. Les images se fabriquent dans la tête du spectateur.

Trop de bonheur de Cédric Kahn

Pourquoi avoir choisi le format carré ?

Parce que j’avais envie que ça ressemble à des images de l’INA. Mais ça permet aussi de resserrer les plans sur les visages, et donc sur la parole. Tout d’un coup ça fait que le regard est moins éparpillé. Parce qu’en France, on n’a pas d’image de procès, on n’a pas le droit. J’avais envie que ce soit immersif.

En plus d’un travail sur le hors-champ, vous jouez sur les réactions qui éruptent des micros ou de la salle, mais aussi sur les silences. Le film nous fait tendre l’oreille en permanence.

Les oreilles de spectateur, c’est souvent de l’ordre de la soustraction. Mais on est tellement habitués à l’addition que la soustraction devient stylistique. Les gens le remarquent, mais c’est un paradoxe. On est tellement habitués à être gavés, à être remplis… On ne sait plus écouter. Je voulais vraiment que les gens qui écoutent le film soient comme des jurés, très sollicités. Le public d’une salle et l’auditoire d’un procès, c’est la même chose. Et puis les figurants qui jouent les personnes venues assister au procès étaient laissés complètement libres dans leurs réactions. Aucune improvisation sur le texte, mais totale liberté dans la salle. Ce qui fait que parfois on n’entend rien, parfois un énorme rire… Je trouvais ça bien que ça soit interactif avec l’énergie des acteurs. Je pense que ça aide le spectateur à être dans cette situation.

Et sur la prise de vues, comment vous vous y êtes pris ?

J’ai tout filmé tout le temps. J’ai refusé ce vieux principe économique qui consiste à filmer le procès avec les trois quarts de la salle vide. Je voulais que la salle soit tout le temps pleine pour que les acteurs du procès soient toujours en bagarre avec la salle. Et j’avais trois caméras en permanence, pour ne rien perdre. On était totalement dans la captation et en même temps totalement dans la mise en scène puisque tout est reconstitué. C’est comme une fausse captation. Ou la mise en scène d’une fausse captation.

Il y a des films de procès qui vous ont particulièrement inspiré dans la mise en scène du film ?

J’en ai vu beaucoup, mais aucun ne m’a vraiment inspiré. Mais il y en a que j’adore : En cas de malheur [de Claude Autant-Lara, sorti en 1958, ndlr] par exemple. Je crois qu’en fait tout le monde adore ça. Intellectuellement, c’est hyper intéressant. Ce côté enquête, la recherche de la vérité… Philosophiquement, aussi. Ça nous renvoie à nous, on se demande si on est victime ou bourreau, ce qu’on aurait fait à la place de l’accusé, des jurés… C’est une grande question de société.

Dans votre filmo, on sent un attrait pour les personnages masculins troubles. On pense à Roberto Succo, Feux rouges, Vie sauvage

Je ne sais pas pourquoi, il faudrait que je fasse une psychanalyse. Mais qu’est-ce que tu entends par « trouble » ? Parce que dans « trouble », il peut y avoir quelque chose qu’on ne comprend pas, quelqu’un d’un peu fou, un peu marginal, un peu parano, un peu en crise. Mais tout ça, ce n’est pas la même chose, même si ça peut se rejoindre. C’est peut-être que je prends des personnages qui sont en moment de crise, ou d’autres qui ont un vrai problème. Je ne me défile pas devant la question, hein. Mais je ne sais pas, il y a quelque chose qui m’émeut chez eux. On en revient à moi forcément, ou à mon histoire. J’ai quand même une forme de tropisme pour la marginalité, c'est vrai que ça m'attire - peut-être parce que la marge nous parle de nous. Si on me raconte une histoire de collégien harcelé, je vais prendre fait et cause pour lui. Je vais être l’avocat des causes perdues.

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.

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