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DIVINE GANG · Le cinéma « Wrecking Ball » de Gustavo Vinagre

  • Quentin Grosset
  • 2023-11-02

Le Brésilien Gustavo Vinagre était à l’honneur cet automne dans le cycle hebdo « Aujourd’hui le cinéma » de la Cinémathèque française. Son cinéma baroque et sans fard déplace, confronte, reformule, désapprend, exhume.

Plusieurs films de Gustavo Vinagre commencent par un gros plan d’anus. Sur l’affiche A Rosa Azul de Novalis (2018), film par lequel on a découvert ce réalisateur, une jolie rose bleue est poétiquement plantée dans des fesses. Est-ce donc sa signature, une sorte de statement ? Dans son film Desaprender A Dormir (2021), il est bien question d’une « mystique du cul ». À quoi tient cette spiritualité-là, qui célèbre avec allure les parties négligées du corps, les filme avec foi, respect, envie ? « On a cette idée que le centre de l’humain, c’est forcément la tête, je veux déplacer ça » nous confie le cinéaste, qui a cette même ferveur fétichiste pour les mains, dans lesquelles il lit les lignes de vie, du cœur. « Les mains, c’est la même logique que les culs, ou le torse, ou les pieds. C’est l’idée de voir le corps entier comme un personnage. » La partie comme un tout, c’est ce que travaille le cinéma de Gustavo Vinagre. Les segments dévalorisés de l’anatomie, les zones effacées par le capitalisme, les communautés marginalisées de la société brésilienne, tout cela est mis au premier plan, comme des éléments essentiels. Mais, alors, que peut-on lire au-delà d’un cul ?

Nova Dubai (2014)

AMNÉSIE

Dans Três Tigres Tristes (2022), son dernier long métrage, Gustavo suit trois queers arpenter une Sao Paulo en pleine pandémie d’un virus inconnu, pendant le mandat de Bolsonaro. On pense évidemment au Covid, à combien la gestion de la crise par le président d’extrême-droite, à la tête du pays entre 2019 et 2022, a été dévastatrice au Brésil – dans le film, le mot « génocide » est employé. Ici, le cinéaste imagine qu’un des symptômes du virus est l’amnésie. Et c’est bien en connectant avec d’autres oublié.e.s – travailleur.se.s du sexe, séropos, pauvres, ou personnes âgées - qu’iels vont pouvoir entrevoir une possibilité d’espérance. « Sao Paulo, où j’habite, est une ville très dure, mais les choses changent vite depuis l’élection de Lula en janvier 2023, il y a par exemple une politique plus ouverte aux artistes. »

À un moment, les trois héros du film se rendent à un cimetière, là où au 18ème et au 19ème siècle, les pauvres, les esclaves, les indigènes ou les criminels étaient enterrés. Cette visite se présente alors comme une invocation de ces fantômes. « On a souvent cette vision d’un Brésil où le racisme n’existe plus – c’est non seulement faux, mais il est aussi important de rappeler son passé esclavagiste, colonialiste. »

Dans cette idée de réveiller un passé occulté, Vinagre donne aussi la parole à un vieil homme séropo : « Le VIH apparaît aujourd’hui comme un virus du passé » s’exclame-t-il. Justement, dans son documentaire Deus Tem Aids (2021), le réalisateur s’attache à le replacer dans son actualité, et à donner de nouvelles narrations plus vitalistes du VIH/sida. « C’est important pour moi d’aller au-delà des images morbides du VIH/sida projetées depuis les années 1980. Encore trop peu de gens connaissent l’existence de la PrEp [traitement de prévention du VIH, ndlr.], ou bien savent qu’une personne séropo ayant une charge virale indétectable ne transmet pas le virus... » Dans le film, cela passe par les images d’un artiste qui joue à dérouter son public, en performant des actes explicites extrêmes et l’éclaboussant de son propre sang – comme pour le confronter à son propre rapport lointain aux fluides, au virus, à la représentation du sexe.

LES IMAGES NOUS BAISENT

La réflexion sur la pornographie est d’ailleurs centrale dans le travail de Gustavo Vinagre. Il est l’auteur de passionnants portraits, celui du poète Glauco Mattoso (Film For A Blind Poet, 2012) et celui de l’écrivaine Wilma Azevedo (Vil, Má, 2020), tous deux des grandes figures du SM au Brésil. « Je faisais des études de littérature et pour mon premier film, j’ai contacté Glauco Mattoso. Il m’a donné accès à tous ses documents. Au début, je voulais faire un film pour comprendre qui se cachait derrière son charismatique personnage. J’ai vite compris que c’était impossible : j’ai donc assumé de le suivre à fond dans ce rôle qu’il incarne. » Gustavo Vinagre devient alors ce cinéaste maso et soumis au maître SM, acceptant toutes ses demandes, se figurant dans des scènes d’humiliation sexuelle, problématisant la relation de pouvoir entre filmeur et filmé.

Film For A Blind Poet (2012)

Dans Nova Dubai (2014), alors que se construisent des grands ensembles immobiliers financés par des entreprises étrangères, Gustavo se met une nouvelle fois en scène, cette fois en train de baiser sur les chantiers – entre deux, comme une inspiration, il regarde le clip de « Wrecking Ball » de Miley Cyrus, dans lequel la chanteuse démolit du béton à coup de poses lascives. On lui demande s’il s’agit pour lui d’une sorte de réappropriation, si le sexe dans l’espace public constitue un rempart contre la gentrification. « Peut-être. Mais pour moi, les héros de ce film sont apolitiques. Ils essayent de reproduire platement ce qu’ils voient dans des pornos. Et il y a aussi ce personnage qui sur ces mêmes chantiers raconte les pitchs de films d’horreur culte. Au cinéma, on est plus habitués à voir des gens mourir qu’en train de baiser, je m’interroge sur ça. Pareil, on retient peu les titres de porno – à part peut-être Deep Throat- et on connait tous ceux des films d’horreur. »

Le cinéaste évoque la manière dont les images porno jouent sur nos propres sexualités. Pour Desaprender A Dormir, il imagine un couple gay qui ne fait plus l’amour. L’un des deux se met lui-même à faire du porno avec d’autres hommes, comme pour attirer l’attention de son copain, dans l’espoir de raviver la flamme. L’autre, incarné par Gustavo lui-même, monte des films explicites sur son ordinateur, et cette avalanche de sexe à l’écran le désensibilise totalement, il n’a plus envie, il est absorbé par les images.

Ce discours pourrait apparaître réac’ et sexophobe, mais dans les faits il ne l’est pas, on sent chez Gustavo Vinagre une réelle fascination, une vraie excitation pour la représentation du sexe, aussi pour le performer lui-même à l’écran. C’est plus la saturation d’images avec laquelle doivent coexister nos imaginaires, la façon dont aussi le capitalisme joue avec ça, qu’il documente. « C’est l’idée que les images nous baisent. » Littéralement. Dans le même film, Gustavo s’enfonce un gode sur lequel se projette un zapping de films emblématiques du patrimoine cinématographique. Sur quoi donc ouvre un cul, se demandait-on ? Le dildo-cinéma de Gustavo Vinagre est peut-être une salvatrice réponse.

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