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« Histoire d’un regard » un dialogue intime avec l’oeuvre du photographe Gilles Caron
- David Ezan
- 2020-01-31
La documentariste Mariana Otero, connue pour ses films sur la dynamique de groupe (Entre nos mains, L’Assemblée), s’est ici enfermée seule, dans l’obscurité d’une chambre noire, pour percer les secrets du regard de Gilles Caron, ce photoreporter de génie disparu en 1970 à l’âge de 30 ans. En exhumant son oeuvre, la cinéaste établit un dialogue intime avec le photographe; en résulte l’un des gestes de cinéma les plus saisissants de ces derniers mois.
Sur l’une des planches-contacts innombrables qui recèlent les photographies de Gilles Caron, ses deux filles, Marjolaine et Clémentine, posent dans un jardin. Sur la prise de vue suivante, nous sommes déjà au Cambodge, en 1970, où il disparaîtra brutalement un 5 avril. Dans son premier long métrage, Histoire d’un secret (2003), Mariana Otero trouvait des dessins la représentant -– elle et sa sœur, petites – réalisés par sa mère, la peintre Clotilde Vautier, quelque temps avant la disparition de celle-ci, en 1968. S’engouffrant dans la brèche vertigineuse qu’ouvre la connexion entre ces images, et de façon similaire à Histoire d’un secret, la cinéaste redonne vie à Gilles Caron à travers ses photographies. Elles deviennent les multiples indices d’une enquête poétique. Plus qu’un parcours mental, le film est habité par un corps : celui du photographe, invisible et pourtant si proche. Lorsqu’elle assemble les photos du jeune Daniel Cohn-Bendit que Caron a prises devant la Sorbonne en Mai 68, Mariana Otero accomplit déjà un petit miracle. Là, sous nos yeux, un morceau d’histoire prend vie. Plus encore, c’est la trajectoire du photographe, son œil qui sont ressuscités par le montage.
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On se surprend alors à s’émouvoir de ce jeu anodin. C’est parce qu’il cristallise ce qu’on appelle « la magie du cinéma » en tant qu’art du mouvement et révélateur de fantômes. Histoire d’un regard raconte justement ces fantômes ; celui de Gilles Caron, ceux des visages qu’il a photographiés, d’une jeune Irlandaise pendant l’éclatement de la guerre civile ou du corps rachitique d’un Nigérian lors d’une mission effectuée avec Raymond Depardon. En mêlant sa propre voix à celle de Gilles Caron, Mariana Otero se désolidarise du documentaire objectif – tout comme le photographe, par son regard, s’est désolidarisé du reportage. L’artifice (musique, bruitages, voix off) contribue de ce caractère purement romanesque où, en magicienne, la cinéaste sonde ce qui subsiste d’âme derrière ces images – fascinantes – de la guerre des Six Jours ou de la guerre du Viêt Nam. Car au fond, Histoire d’un regard n’est pas tant un film-hommage qu’un sublime exorcisme, clôturé par un dernier vertige : comment l’art de Gilles Caron aurait-il évolué sans sa disparition ?
Histoire d’un regard. A la recherche de Gilles Caron de Mariana Otero, Diaphana (1 h 33), sortie le 29 janvier
Image : Copyright Fondation Gilles Caron