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Christelle Taraud : « Les femmes sont la première colonie des hommes »

  • Joséphine Dumoulin
  • 2022-09-14

Historienne, féministe, invitée au mk2 Institut, Christelle Taraud publie et dirige cette rentrée « Féminicides. Une histoire mondiale », un ouvrage réunissant les voix de spécialistes, d’activistes et d’artistes pour comprendre une réalité qui ne cesse d’être mortifère. Rencontre.

Le féminicide, souvent présenté dans les médias comme l’assassinat d’une femme par son ancien conjoint, est selon vous plus largement lié à un ensemble de violences faites aux femmes. Comment mieux le définir ?

À la différence du « fémicide » qui désigne un meurtre intime et peut-être défini comme le fait de tuer une femme parce qu’elle est une femme, le « féminicide » est un processus de destruction, non plus seulement d’une femme en tant qu’individu, mais de tout ce qui constitue le monde féminin. Le meurtre devient alors collectif et génocidaire, car massif et structurel. Le terme, par sa polysémie, permet alors d’intégrer toutes les violences auxquelles les femmes sont exposées au cours de leur vie, dont le crime de féminicide – tel qu’il est entendu usuellement – serait finalement le point d’acmé le plus spectaculaire.

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Pourquoi ce phénomène – le féminicide – est-il souvent réduit à sa dimension conjugale et criminelle ?

Parler du féminicide comme d’un acte isolé permet de circonscrire le problème à une forme d’anormalité masculine : il s’agirait dès lors de l’acte d’un fou, d’un « pervers » ou bien encore d’un homme déboussolé. Cela protège le reste de la population, notamment masculine, qui se dédouane en disant : « Les criminels, ce sont eux. » Au fond, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, le féminicide remet en cause la mythologie de l’égalité des femmes dans les pays dits développés. Il n’y a qu’à voir ce qu’il se passe actuellement aux États-Unis avec la révocation du droit à l’avortement. Ces pays révèlent ainsi, en tolérant, voire en couvrant, le crime de féminicide, que non seulement ils ne sont ni égalitaires ni universalistes, mais qu’ils ne peuvent aussi structurellement pas l’être.

Quelles en sont les conséquences ?

Même si toutes les femmes ne connaissent pas le même sort, de leur naissance à leur mort, elles vivent et subissent toute une série de discriminations et de violences diversifiées dont certaines sont communes : cela va de la chose la plus atrocement évidente – l’assassinat – à leur néantisation qui repose sur la déshumanisation, la chosification, le mépris voire la haine de certaines d’entre elles. Non pas la haine de toutes les femmes, mais de celles qui ne correspondent pas aux normes patriarcales ou refusent de s’y soumettre. Les violences s’exercent alors aussi bien dans le harcèlement de rue, les inégalités au travail, le savoir inculqué à l’école, les résistances à démasculinisation de la langue…

Votre ouvrage propose de retracer l’histoire du phénomène féminicidaire depuis les débuts de l’humanité. Par quels grands jalons cette histoire est-elle marquée ?

La première étape se joue au néolithique, terrible pour les femmes avec l’enfermement dans l’espace domestique. Il s’opère alors un choix de société dont nous sommes aujourd’hui les héritier ·es direct·es. La seconde matrice est la naissance des premiers régimes patriarcaux violents pendant l’Antiquité avec, pour l’Europe par exemple, le virilisme athénien et le patriarcat romain. Il y a, dans cette période, une généralisation de systèmes patriarcaux de basse intensité, et ce partout dans le monde. Les inégalités sont visibles, mais avec une forme de complémentarité du masculin et du féminin, chacun ayant une place plus ou moins valorisée. Cela est complété ensuite par la naissance des régimes féodaux reposant sur des aristocraties guerrières puis celle du capitalisme et des premières colonisations européennes. S’ensuit une globalisation délirante du féminicide.

Quelles mesures prendre face à ce continuum de violences ?

Les femmes doivent prendre conscience que la collaboration avec ce système doit cesser. Le féminicide est euphémisé, y compris par les femmes elles-mêmes. Et, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ces dernières sont moins nombreuses que les hommes à l’échelle planétaire du fait des fœticides de masse touchant notamment le continent asiatique. Ce qui crée un déséquilibre mondial inquiétant : rapt de petites filles, polyandrie forcée, esclavage sexuel sont aujourd’hui monnaie courante en Inde et en Chine, par exemple, pour pallier la disparition des filles in utero… Nous sommes à un tournant, on ne peut plus accepter un projet de société qui se résume au fait d’accumuler, de posséder, de dompter, de dominer, d’écraser.

Comme le démontre fort bien le livre, les femmes sont la première colonie des hommes, le premier objet d’échange, la première incarnation de leurs régimes de force aussi. Les discriminations sociétales qui découlent de cet état de fait procèdent ensuite par arborescence, donnant naissance à de nouvelles inégalités de classe et de race. Il nous faut tout repenser, notamment une histoire au masculin, un savoir au service d’une domination qui ne la remet pas en cause… Même s’il est constamment délégitimé comme idéologique par – en réalité – l’idéologie patriarcale elle-même, il faut continuer le travail de contre-discours commencé par les féministes des années 1970. Pour ce faire, un réseau féministe planétaire horizontal est nécessaire. Un réseau qui travaillera avec les alliés précieux que nous avons parmi les hommes dont certains comprennent et aspirent à un monde dans lequel la domination masculine – et donc le féminicide – serait éradiquée. Un monde qui sera dès lors plus respirable pour toutes et tous.

« Rencontre avec Christelle Taraud et Léa Michaëlis : analyse du féminicide » modérée par Thibaut Sardier, le 19 septembre au mk2 Bibliothèque à 20 h

Tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 4,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | tarif séance avec livre : 39 €

Féminicides. Une histoire mondiale dirigé par Christelle Taraud (La Découverte, 850 p., 39 €)

Portrait (c) Charlotte Krebs

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