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Céline Sciamma

  • Timé Zoppé
  • 2021-05-31

À peine sortie de son grand film baroque, "Portrait de la jeune fille en feu" (2019), Céline Sciamma revient aux sources avec "Petite Maman", en salles le 2 juin. Tourné dans le bois de son enfance, à Cergy, ce conte apaisé glisse naturellement vers le fantastique pour bousculer la hiérarchie familiale et fusionner les époques. Une petite fille séjourne dans la maison de sa grand-mère après son décès. Elle rencontre une fille de son âge qui construit une cabane dans le bois alentour ; elle semble en fait être sa mère, enfant. La cinéaste nous a parlé de son désir de renouveler les dynamiques narratives : celles de la fiction, de la psychanalyse et de la relation mère/fille. 

Comment avez-vous vécu le succès planétaire de Portrait de la jeune fille en feu ? 

D'abord concrètement. J'ai tellement voyagé avec le film que ce n'était pas seulement une idée du succès, des chiffres abstraits. C'est très concret, 300 000 entrées en Corée, 45 000 entrées en Turquie. [Le film a aussi cumulé 3,7 millions de dollars de recettes aux États-Unis, soit plus du tiers de ses recettes mondiales ndlr.] Je suis très heureuse de m'être dédiée à accompagner le film dans les salles et à faire une espèce de communauté internationale autour du film. Je reçois énormément de messages. C'est super émouvant, parce que c'est plein d'échelles intimes. Et ce n'est pas trop lourd à porter, au contraire : ça m'a donné envie de refaire vite du cinéma.

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Vous souhaitiez explorer les relations mère-fille hors des archétypes ?

Oui, déjà parce que je ne considère pas que le lien mère-fille est une évidence. Le film questionne les différents potentiels de ce lien. Vous me direz : on peut partir d'une situation incroyablement archétypale pour s'en éloigner. Mais je pense que c'est une mauvaise construction de fiction. Le lien fusionnel, ce n'est pas forcément la norme. D'ailleurs ce n'est pas mon expérience, celle dans laquelle je me suis située. Je voulais aussi émettre plusieurs hypothèses dans le film : « Si la mère et la fille ont le même âge... peut-être qu'elles ont la même mère ? » Ce serait donc la grand-mère de l'héroïne. Il s'agissait aussi de sortir du duo, c'était très important. Être sur des trios, inscrire la question de la transmission de ces mères et filles dans une infinité d'ascendances et de descendances plutôt que dans une cellule fusionnelle. Élargir le champ, y compris celui de l'esprit de famille.

« Le film pose une façon de se consoler. S'imaginer enfants ensemble, ça peut être extrêmement apaisant. »

En bousculant la hiérarchie entre mère et fille, vous vouliez insuffler une forme de sororité au sein de la famille ?

Les rôles et les rapports sont tellement figés par les structures... je crois qu'on doit rencontrer et comprendre nos mères. Ça permet de sortir de nos fonctions. Dans tout le mouvement de lectures féministes du monde, il y a ces prises de conscience générationnelles des plafonds de verre, de limites plus fortes qui nous ont précédées. On voit bien comment nos vies, en tant que femmes, ont gagné en autonomie, en liberté. Je crois qu'on est obligées de rencontrer politiquement nos mères. En tout cas, c'est une bonne chose.

Ça permet aussi de se rencontrer comme adulte. Quelque part, le film essaie de faire gagner du temps aux enfants. De mettre les adultes devant le fait que les enfants ont parfois le regard le plus curieux, ont la plus grande soif de compréhension des gens – c'est ce qui peut être difficile à vivre pour les adultes. Il s'agit de débarrasser les enfants de la culpabilité, le plus tôt possible. Il y a certaines transmissions qui n'ont pas été faites, certaines parce qu'elles ont été empêchées, d'autres parce qu'il faut les inventer.

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C'est un de vos fantasmes, rencontrer votre mère dans sa jeunesse ?

Oui, c'est une situation dans laquelle je me suis projetée. Sinon je pense que cette idée ne m'aurait pas à ce point happée, aimantée, s'il n'y avait pas là quelque chose qui me faisait du bien. Un terrain de jeu intime et collectif qui permettait de se transformer un peu. Je crois en la capacité du cinéma de transformer le monde. 

Comment avez-vous pensé la place de la psychanalyse dans ce récit ?

Je voyais le film comme une opportunité de proposer un schéma fictionnel dans lequel on est actif, comme dans le processus thérapeutique, un schéma qui nous permette de créer de nouveaux souvenirs. C'est comme un nouvel outil psychanalytique, fondé sur un autre imaginaire. Pas celui de la rivalité œdipienne, ni du conflit, ni de la frustration. Mais celui de la rencontre, de la transmission d'enfant à enfant. Pour moi, le film pose une façon de se consoler, ou d'expérimenter autour de sa propre histoire. S'imaginer enfants ensemble, ça peut être extrêmement apaisant – moi, en tout cas, je le fais depuis, avec des gens disparus ou avec d'autres types d'absence. C'est remettre de l'égalité. Abolir certaines hiérarchies injustes parce qu'elles nous coupent d'une forme de lien.

Quel rapport entretenez-vous personnellement avec la psychanalyse ?

J'ai fait des études littéraires, on se retrouve très vite à lire des essais de psychanalyse. Ça m'a d'abord intéressée comme outil d'analyse. J'ai moi-même ensuite eu la chance de faire un travail de psychothérapie dans lequel je suis encore. Mais plus on fait ce travail, plus il invite à explorer davantage... Après, ça dépend des différentes pratiques et des praticiens. Mais comme bien culturel commun, je pense qu'il y a quelque chose qui peut nous apaiser, on est plus au présent en tant qu'être humain, plus heureux. Mais je ne sais pas si ça permet vraiment de se transformer... Heureusement, on peut aussi faire d'autres trajets thérapeutiques, avec d'autres buts, d'autres réconciliations, avec de l'autonomie.

Dans un entretien avec Annie Ernaux pour le magazine La Déferlante, vous expliquez avoir voulu écrire une fiction dans laquelle il n'y a pas de situations conflictuelles. C'était le point de départ de Petite Maman ?

Ce n'est pas le point de départ, ça fait partie de la langue du film qui se met en place. Il y avait d'une part la volonté de créer un safe space total pour les enfants, qu'elles n'aient que des choses agréables à jouer. C'était aussi l'idée de créer d'autres pactes narratifs ; dans l'égalité entre les personnages, dans la réciprocité, il y a un réservoir d'histoires gigantesques. Si on est d'accord plus tôt dans le récit, on peut peut-être aller plus loin. C'est la dramaturgie de la compréhension, et donc une forme de dramaturgie de la profondeur. Quand j'ai eu l'idée du film, qui avait un potentiel dramaturgique certain, je l'ai plutôt reçue comme une sensation que comme une promesse de récit. Et je me suis dit « je vais travailler à la sensation », c'est à dire à la mise en scène. Il y a une dimension ludique et donc une légèreté à créer cet univers en miroir [l'héroïne visite la maison de sa grand-mère à deux époques différentes, dans le même bois, ndlr]. On était dans le plaisir des outils à disposition du cinéma depuis toujours.

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La mère transmet peu ses souvenirs d'enfance oralement à sa fille, ça passe plutôt par des objets et des sons. Comment avez-vous abordé, à la mise en scène, la transmission de la mémoire entre mère et fille, comme le jokari retrouvé par l'héroïne ou le bruit de frigo chez la grand-mère ?

Ça, c'est un travail qui est parti d'une idée complètement contre-intuitive pour un film qui concentre plusieurs époques, qui est de n’avoir qu'un seul décor. Cette maison, à vingt-cinq ans d'écart, est identique. Pas d'effet de patine, de vieillissement... Comme la maison a été construite en studio, il n'y a pas d'ambiance sonore, donc on a dû la fabriquer en post-production et en montage son. On a construit un « commun » sonore : même bruit de frigo d'une maison à l'autre, même hors-champ sonore, acoustiques communes... Le film était une grande recherche du « commun », dans toutes les directions artistiques. Le commun du vestiaire enfantin sur cinquante ans pour les costumes, le commun d'un mobilier français d'après-guerre, le commun d'un enfant des années 1980 et d'un enfant des années 2020. C'était chercher ces points de rencontre, et les travailler de tout son cœur.

La cabane que les petites filles construisent dans le bois fonctionne comme un déclencheur dans le récit, un point de passage vers une autre dimension. Qu'est-ce que la cabane évoque pour vous ?

C'est encore l'idée du commun. Il y a une permanence du plaisir et du rêve à faire une cabane, quel que soit le contexte dans lequel vivent les enfants. Aujourd'hui, les digital natives, je pense que la cabane les faits toujours rêver. J'ai eu une passion pour l'exécution de cabanes, enfant. Mais je n'en ai jamais fait une aussi bien que celle du film ! J'ai toujours l’ambition de faire un toit. Une cabane carrée. Alors qu'évidemment, les tipis, c'est beaucoup mieux.

Vous avez fait beaucoup de films sur l'enfance et l’adolescence (Naissance des pieuvres, Tomboy, Bande de filles). Avez-vous vu votre manière de tourner avec des enfants évoluer ?

Oui. Je n'ai plus jamais aucune impatience. J'ai une confiance absolue dans le fait que quelle que soit la manière dont l'enfant manifeste son engagement, il est le plus sérieux et le plus sincère des interprètes. Et je ne me pose plus la question de la compétence, même dans le casting, par exemple. A celui de Petite Maman, les actrices ont lu le scénario, on a discuté de ce que le film racontait, comment on pouvait travailler, on s'est mises d'accord là-dessus. Mais on n'a pas répété, on n'a pas fait d'atelier, on s'est retrouvées le premier jour de tournage sur le plateau. Maintenant, cette confiance en le fait que les enfants font les choses avec le maximum de sérieux et d'implication, c'est au cœur de mon travail.

Vous avez passé votre enfance à Cergy, où le film a été tourné. Vous connaissiez le bois dans lequel jouent les enfants ?
Mais je vivais dans ce bois ! Depuis mon immeuble, la fenêtre de ma chambre donnait dessus. Au tournage, cette connaissance du terrain, c'est merveilleux. Ce sont les décors de mon enfance, et c'est sans doute la part la plus intime du film. Il y avait une émotion particulière aussi parce que cette ville offre à la fois ce décor de nature qui pourrait être n’importe où, et cette pyramide [une construction en pierre au milieu du lac de la base de loisirs de Cergy, ndlr], ces étangs, cette signature visuelle qui en font un endroit très identifiable. Cergy est pour moi un décor de cinéma depuis le début, pour presque tous mes films [son premier long métrage, Naissance des pieuvres, sorti en 2007, y a notamment été intégralement tourné, ndlr]. Construire une cabane avec ma cheffe-opératrice Claire Mathon dans le bois de mon enfance, ça relie le fait de faire du cinéma et le rapport qu'on avait au jeu et aux imaginaires quand on était enfants. Et puis, j'ai pu entrer dans la pyramide au milieu du lac de Cergy dans laquelle j'ai toujours rêvé d'aller, j'ai littéralement réalisé mon rêve d'enfant !

Petite Maman de Céline Sciamma, sortie le 2 juin (Pyramide, 1h12)

Images : © Pyramide Films

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