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Retour de Cannes : focus sur une 77ème édition particulièrement audacieuse

  • Troiscouleurs
  • 2024-06-07

On a entendu certain(e)s rabat-joie parler de « petite édition ». Pour notre part, on a trouvé le 77e Festival de Cannes très en verve, avec des propositions multiples, audacieuses, parfois jamais vues, et souvent la volonté d’aller de l’avant sur les sujets et représentations qui nous importent. On a peut-être vu ce qu’on voulait voir, mais n’est-ce pas aussi ça, la magie du cinéma ?

ROULEZ JEUNESSE

Vieux jeu, le Festival de Cannes ? Plutôt un immense terrain de jeu pour les vieux éléphants du septième art, qui ont fait montre d’une belle jeunesse d’esprit en Compétition. À commencer par Francis Ford Coppola qui, avec sa fresque monumentale Megalopolis, a décroché les mâchoires (en général sans dentier) de tous les festivaliers. Mélange des genres kitsch, expérimentations visuelles folles, happening déroutant… Le grand retour du cinéaste de 85 ans n’a laissé personne indifférent, concluant son film par un passage de relais à la jeunesse. Dans une veine moins débridée, David Cronenberg (Les Linceuls) et Paul Schrader (Oh, Canada) ont tous deux livré des films à la fois crépusculaires et très inventifs d’un point de vue narratif.

Le premier a d’ailleurs prouvé qu’il était loin du vieux grincheux blasé. Interrogé par nos soins sur les jeunes cinéastes qui pourraient prendre sa relève, le maître du body horror s’est montré très intéressé par deux réalisatrices françaises qui revendiquent son influence : Julia Ducournau (palmée en 2021 pour Titane) et Coralie Fargeat (réalisatrice du génialissime The Substance, qui a remporté le Prix du scénario). En section Cannes Classics, Jean-Luc Godard a ressuscité d’entre les morts pour une ultime bravade, avec Scénarios, court métrage dissonant achevé la veille de sa mort volontaire, le 13 septembre 2022. Le fantôme d’Ingmar Bergman a aussi plané au-dessus de nous.

Son petit-fils, le Norvégien Halfdan Ullmann Tøndel, a décroché la Caméra d’or pour Armand, un premier long très fort sur les dysfonctionnements de l’école, porté par la brillante Renate Reinsve et présenté à Un certain regard. Autres premiers films à nous avoir mis un bon coup de fouet, notamment à la Semaine de la critique : les queer Les Reines du drame d’Alexis Langlois, avec ses tubes inoubliables et son cast de folie (Bilal Hassani, Gio Ventura, Louiza Aura) et La Pampa d’Antoine Chevrollier, brûlant buddy movie vibrant au rythme des moteurs de motocross (avec les révélations Sayyid El Alami et Amaury Foucher). Sans oublier le formidable Vingt Dieux de Louise Courvoisier, épopée fromagère dans le Jura qui a eu le Prix de la jeunesse à Un certain regard. L’avenir sent fort bon.

LES NOUVELLES FEMMES

En parlant d’avenir, lors de l’ouverture du Festival, la maîtresse de cérémonie, l’actrice Camille Cottin, a rendu hommage aux « femmes puissantes » et affirmé son soutien au mouvement MeToo en dénonçant les pratiques révolues des « messieurs tout-puissants ». Alors qu’on applaudissait bruyamment, on attendait quand même de savoir si et comment cet engagement allait se traduire dans cette édition… avant d’avoir la joie de découvrir des films offrant un regard neuf sur les femmes, leurs corps et leur rapport à ceux-ci. La vague a commencé doucement par Diamant brut d’Agathe Riedinger, montré au premier jour de la Compétition officielle, à propos d’une jeune fille de la Côte d’Azur (Malou Khebizi) qui rêve de participer à une téléréalité.

Très attachée à son apparence, elle tente à coups de capsules ongulaires et d’extensions capillaires d’être regardée et aimée par une société qui ne lui fait pourtant pas de cadeaux. Si le propos reste timide, on se réjouit toujours de voir les bimbos célébrées, comme l’avait été Zahia Dehar dans Une fille facile de Rebecca Zlotowski (2019). Il a fallu attendre le week-end pour voir les curseurs féministes poussés à bloc avec le délirant et démesuré The Substance de Coralie Fargeat, dans lequel la géniale revenante Demi Moore ose tout, jusqu’à la monstruosité, la laideur et la parodie, pour produire un commentaire d’une intelligence et d’une audace féroces sur la manière dont la société juge les corps de femmes vieillissantes.

Le même week-end, on découvrait aussi, cette fois en Séance spéciale à la Semaine de la critique, le génial mélodrame musical Les Reines du drame, qui voit deux chanteuses aux styles opposés (l’une pop, l’autre punk) tenter de s’aimer pendant cinquante ans. D’une queerness totale, le film montre avec une grande tendresse une diversité de corps qui manque encore cruellement à l’écran : butchs, musclés et androgynes, trans, racisés mais pas exotisés… Last but not least, on a été cueillis par Jacques Audiard, qu’on n’attendait pas sur le terrain des représentations féminines, qui signe un coup d’éclat avec Emilia Pérez. Dans cette autre comédie musicale qui fonctionne à plein régime, une narcotrafiquante mexicaine (Karla Sofía Gascón) fait appel à une avocate (Zoe Saldaña) pour l’aider à opérer sa transition de genre de manière discrète, sans mettre son épouse (Selena Gomez) au courant ni ensuite sa nouvelle compagne (Adriana Paz).

Le jury présidé par Greta Gerwig a décidé de remettre un Prix d’interprétation féminine collectif aux quatre actrices (qu’on trouve nous aussi formidables), faisant entrer Karla Sofía Gascón dans l’histoire en tant que première actrice trans à obtenir un prix à Cannes. « Vous tous qui nous avez fait souffrir, il est temps maintenant que vous changiez », a­­­-t-elle asséné, en larmes, en recevant le prix. Tout le monde n’avait apparemment pas bien réglé son sonotone, puisque Marion Maréchal a tweeté le jour suivant : « C’est donc un homme qui reçoit à Cannes le Prix d’interprétation… féminine. » Six associations de défense des droits des LGBTQ ainsi que l’actrice espagnole elle-même ont porté plainte contre la vice-présidente exécutive du parti d’extrême droite Reconquête ! la semaine suivante. Et toc.

DE HAUTE LUTTE

Entre la première femme trans à être récompensée du Prix d’interprétation féminine dans un grand festival international (il y avait déjà eu Sofía Otero, la très jeune actrice de 20 000 Espèces d’abeilles d’Estíbaliz Urresola Solaguren à la Berlinale l’an dernier, mais le prix n’y est plus genré depuis 2021), le film fou de Mohammad Rasoulof (Les Graines du figuier sauvage, Prix spécial du jury) au sujet du régime iranien et de la révolution « Femme, vie, liberté » (qui se conclut en enterrant en une image, purement et simplement, le patriarcat), le Grand Prix à All We Imagine as Light de Payal Kapadia – sur la condition des femmes et la lutte des castes en Inde –, et la Palme d’or Anora – sur la désillusion du rêve américain et l’impossibilité d’une fin heureuse pour une Pretty Woman en l’an 2024 –, le Festival n’a pas loupé le coche de son époque.

Si on était persuadés que la Palme suprême irait au film de Rasoulof, presque inconcevable dans sa prise de risque politique, le jury de Greta Gerwig a opté pour Anora, autre manière d’asseoir un geste politique en soutenant avec force le cinéma indépendant américain, actuellement en crise. À Un certain regard, le jury a choisi de remettre le Grand Prix à un film chinois très réussi, Black Dog, à propos d’un jeune homme qui, de retour dans sa ville natale, est chargé de la débarrasser des chiens errants avant les J.O. de Pékin… mais se lie avec l’un d’eux. Dans la même sélection, On Becoming a Guinea Fowl de Rungano Nyoni, premier film zambien de l’histoire du Festival, a remporté (ex aequo) le Prix de la meilleure réalisation en démarrant sur une fausse piste de comédie absurde pour mieux receler une charge puissante contre l’omerta qui pèse sur les victimes de violences incestueuses.

Ex aequo avec Les Filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir, Ernest Cole, photographe a reçu l’Œil d’or (Prix du meilleur documentaire), nouveau grand film de Raoul Peck qui exhume la vie et l’œuvre d’un photographe sud-africain balayées par l’oubli. Alors qu’en ouverture de la Semaine de la critique, un autre puissant film hanté, Les Fantômes de Jonathan Millet, suivait la quête éperdue d’un jeune réfugié syrien (hallucinant Adam Bessa, en couverture de ce numéro) pour retrouver la trace de son bourreau, plongé dans un abîme de questions et de noirceur.

S’ACCROCHER À L’AMOUR

Contre la fatalité d’un monde violent, les trois héros solitaires d’Eat the Night (Quinzaine) de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, deux dealers d’ecsta in love (Théo Cholbi et Erwan Kepoa Falé) et une ado (Lila Gueneau) dont le jeu vidéo préféré est sur le point de s’arrêter, ont trouvé la parade : s’aimer, envers et contre tout, faire bloc, faire communauté. Dans Bird (Compétition) d’Andrea Arnold, c’est aussi la quête secrète de l’héroïne farouche (Nykiya Adams), élevée par un jeune père (dément Barry Keoghan) dans un squat, qui tente de recomposer une meute avec ses petits demi-frère et sœurs et un curieux oiseau rencontré par hasard (Franz Rogowski). Cannes 2024 n’a cessé de répéter cette belle idée, croyant plus que jamais aux ressources des sentiments, et ce même par-delà la vie et la mort. Beaucoup de films exploraient ainsi la persistance de l’amour dans le deuil.

C’est Chiara Mastroianni qui, dans Marcello mio (Compétition) de Christophe Honoré, décide d’incarner son défunt père comme pour se retrouver elle-même. Ou encore David Cronenberg qui, avec Les Linceuls, adresse à sa femme disparue une déchirante lettre d’amour à travers ce film SF dans lequel son alter ego invente une technologie pour poursuivre le dialogue avec le corps en décomposition de son épouse. On a aussi eu affaire à des personnages tellement obstinés qu’ils en deviennent inquiétants, comme le héros de Miséricorde (Cannes première) qui fait tout pour rester coûte que coûte dans le village de son amant décédé. On s’agrippe à l’amour surtout quand il meurt : c’est ce que semble nous dire Jonás Trueba dans Septembre sans attendre (Quinzaine), en filmant une fin de relation qui n’arrête pas de se prolonger. Et quoi de mieux que le cinéma pour faire durer ? Dans Caught by the Tides (Compétition), Jia Zhang-ke remonte vingt ans de rushs de son épouse, l’actrice Zhao Tao, amassés dans ses précédents films. Comme une manière d’incarner le temps de l’amour, de se le repasser encore et encore.

Image : © Anora - Augusta Quirk

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