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C. B. Yi, réalisateur de « Moneyboys » : « J’ai appris à observer comme quelqu'un d'étranger »

  • Quentin Grosset
  • 2022-03-14

Grand film écorché qui suit l’itinéraire d’un travailleur du sexe chinois, Fei (Kai Ko), « Moneyboys » a révélé au dernier Festival de Cannes le Sino-Autrichien C. B. Yi, ancien étudiant de Michael Haneke qui a émigré de Chine en Autriche à l’adolescence. Celui qui a mis huit ans à réaliser ce premier long métrage y pose un regard sans compromis sur la société chinoise, tout en se penchant avec un spleen déchirant sur le deuil d’un premier amour vécu par son héros. Rencontre avec un auteur à suivre.

Avant la toute première projection de Moneyboys au dernier Festival de Cannes (dans la sélection Un Certain Regard), vous avez dit que le film parlait avant tout d’apprendre à s’aimer soi-même.

Je pense qu’on ne peut aimer autrui qui si vraiment on arrive à s’accepter soi-même. Chez moi, j’ai une quantité incroyable de plantes. Si on ne les arrose pas quotidiennement, elles fanent. Moi, m’occuper de mes trente bonsaïs et de mon figuier dans mon jardin, ça m’a permis de développer une paix intérieure. Et si j’arrive à cette paix, ça me permet aussi d’aimer. D’abord de m’aimer moi-même puis d’aimer les autres. Et en ce moment, je dois dire que mes plantes se portent vraiment bien !

Fei, votre héros, prend son indépendance par rapport à sa famille vivant dans un village chinois, à ses traditions, en partant vivre dans une métropole. Y-a-t-il une dimension autobiographique dans ce parcours ?

Je suis venu en Europe, en Autriche à l’âge de 13 ans, et je me sens toujours un peu tiraillé. À moitié Autrichien, européen, j’ai appris à observer comme quelqu’un d’étranger, venant de l’extérieur, à toujours mettre en question aussi. 

Comment vous êtes-vous intéressé à la vie des travailleurs du sexe chinois ?

Il y a 15 ans, j’ai fait un stage d’études à Pékin. Parmi le cercle d’amis que je me suis fait là-bas, il y avait un étudiant comédien. Pour financer les frais médicaux de sa mère malade, il entretenait en secret une relation avec un sugar daddy. Ça m’avait bouleversé et, avec le temps, j’ai rencontré d’autres jeunes hommes qui travaillaient en secret comme moneyboys pour pouvoir envoyer de l’argent à leur famille à la campagne. J’ai aussi échangé avec un chercheur de l’OMS qui avait fait plus de 2000 interviews de travailleurs du sexe masculins, il avait voulu savoir comment ils s’étaient retrouvés à devenir moneyboys, quelle était leur relation avec leur famille lorsque celle-ci apprenait ce qu’ils faisaient pour les aider. Sa recherche a abouti à un pavé de mille pages que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et de stupéfaction. Par la suite, ce chercheur m’a fait non seulement rencontrer des moneyboys, mais aussi des callboys – des jeunes hommes qui entretenaient des relations tarifées avec des femmes.

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Qu’avez-vous tiré de ces rencontres ?

Je suis aussi rendu compte que, dans les grandes villes chinoises, énormément de jeunes hommes viennent chercher du travail, en tant que moneyboys, dans le bâtiment, comme serveurs… Souvent, ils sont exploités, mal payés, parfois même pas payés du tout. Ils vivent dans des conditions exécrables et, malgré cela, ils tiennent à donner une grande partie de leur salaire à leur famille restée à la campagne. La Chine, c’est une société patriarcale avec de profondes racines dans le confucianisme, c’est ce qui peut expliquer ce sentiment d’obligation envers la famille. Je me suis posé beaucoup de questions sur ce sacrifice. J’ai compris qu’il interrogeait le sens de la vie, de ce qu’on y cherche.

Le film représente le sexe et l’amour gay de manière frontale. Il se déroule en Chine, où la censure du cinéma reste en général rétive aux questions LGBTQ, mais le tournage, lui, a eu lieu à Taïwan.

En Chine, l’homosexualité n’est pas illégale, elle est tolérée. Mais cela reste un sujet tabou. Dans les grandes villes, les couples gays peuvent se tenir la main - ce n’est pas la même chose dans les villages, où c’est moins bien accueilli. Au fond, c’est la même chose qu’en Europe, même si je pense que les gays doivent faire face à encore plus de pression sociale en Asie. Il y a huit ans, j’avais en tête de faire de ce film un projet à la forme hybride, qui mêlerait fiction et documentaire à la manière d’un autre réalisateur autrichien, Ulrich Seidl. Au début, je voulais faire le portrait de cinq moneyboys chinois, comprendre quelle était leur vie. Mais, à un moment donné, j’ai vu que je rencontrerai des difficultés. Je devais les présenter, eux et leur histoire, ils devaient se confier à moi. Eux comptaient sur moi pour les protéger, tandis que je ne pouvais pas imaginer quelles pourraient être les répercussions par rapport au fait de dévoiler leur vie privée, car la prostitution est interdite en Chine. Au vu de cette responsabilité, je me suis dit que ce serait mieux de partir de cette matière pour faire une fiction. 

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Votre mise en scène est composée de longs plans-séquence. Pourquoi ce parti-pris ?

Il y a une culpabilité sociale très forte sur les travailleurs du sexe en Chine : ils souffrent de l’opprobre de leur famille, et ils intériorisent ce sentiment. C’est ce que j’ai voulu retranscrire à travers la mise en scène. Fei est de tous les plans du film, cela nous permet de nous identifier à lui. D’une part, il accepte son métier, mais c’est comme s’il assumait aussi la présence de la caméra dans les moments les plus secrets, ou quand il est humilié par la police par exemple. J’ai fait ce choix de laisser le temps s’étirer, car je cherche vraiment à créer une intimité entre le héros et le spectateur.

Vous dépeignez les moneyboys comme une communauté fondée sur le commerce, mais vous insistez aussi sur leur solidarité, l’amour mutuel qu’ils se portent.

Dans ces cercles de moneyboys, il existe de la concurrence, de la haine, des conflits, mais cela ne m’intéressait pas. J’étais beaucoup plus touché par l’entraide que se portent les travailleurs et travailleuses du sexe. Je connais par exemple le cas d’une jeune femme prostituée qui, par amitié pour un moneyboy, a accepté de l’épouser. Comme dans le film, la famille de ce moneyboy, qui ne savait rien de ses activités, s’attendait à ce que leur fils se marie, ait des enfants. Pour l’aider, cette femme, qui savait très bien qu’il était gay et qu’il vendait aussi son corps, l’a épousé.

Vous avez mis huit ans à faire ce film. Pourquoi cela a mis aussi longtemps ?

J’ai commencé le projet avec une autre société de production. Comme c’est souvent le cas avec les premiers films, certains cherchent à exploiter de jeunes cinéastes inexpérimentés. Je voulais montrer l’exemple en disant qu’il est possible de rejeter ce genre d’attitude. Alors je n’ai finalement pas collaboré avec cette boîte. Bien sûr, il j’ai eu des doutes, il y a eu des crises que je ne veux pas décrire. Mais cette période a été aussi longue qu’enrichissante : je l’ai appréhendée comme une sorte de stage, un temps d’étude. Pendant toutes ces années, je rêvais de présenter le film au Festival de Cannes. Pour la première projection sur la scène d’Un Certain Regard, j’ai eu assez confiance en moi pour me présenter comme cinéaste. Avant cela, je n’aurais jamais osé.

Moneyboys de C. B. Yi, ARP Distribution (2h), sortie le 16 mars

Images : Bai Yufan et Kai Ko dans Moneyboys © Jean Louis Vialard

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