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« La Petite amie d’Antonio » : l’histoire d’un merveilleux film devenu invisible

  • Tristan Brossat
  • 2022-07-15

Le premier long métrage de Manuel Poirier, que ce cinéaste autodidacte est parvenu à réaliser après des années de petits boulots et de galères, est sans doute le plus émouvant de sa filmographie. Sorti en 1992, dans des conditions particulièrement défavorables, ce film magnifique a fini par devenir invisible. Une œuvre symbole d’un cinéma « en marge », indépendant et sans compromission.

Déscolarisé dès la troisième, successivement ouvrier dans le bâtiment, visiteur de prison et ébéniste, rien ne prédestinait Manuel Poirier à devenir cinéaste. Trente ans après la sortie de La Petite Amie d’Antonio (1992), le réalisateur parle toujours de son premier film comme d’un « petit miracle ». Une œuvre bouleversante d’humanité, qui aura mis près de sept ans à voir le jour. « Je n’ai jamais été très intégré à ce monde du cinéma, nous a-t-il confié. J’ai toujours été en marge. Pas par idéologie, mais de fait. »

Ayant passé les premières années de sa vie au Pérou, Poirier vit le retour de ses parents en France, dans un modeste lotissement de banlieue, comme un « déracinement ». Une « cassure » qui explique en partie ce « décalage », ce sentiment de n’appartenir à aucun groupe. Au milieu des années 1980, au bord de la rupture, celui qui rêve envers et contre tout depuis l’adolescence de devenir cinéaste reçoit le coup de grâce de sa conseillère de l’ANPE : « Ne rêvez pas de cinéma, vous n’y arriverez jamais. Vous êtes en fin de droits, grandissez ! »

Poirier doit également faire face au refus de son scénario par une commission d’aides du CNC, qui lui renvoie sa copie en entourant les fautes d’orthographe. « Je n’arrivais pas à faire le film. Je n’avais aucun financement, et le sujet n’était pas suffisamment porteur. J’avais tous les handicaps », se souvient-il. À court de ressources et épuisé par la vie parisienne, vient le temps d’un nouvel exil. Choisi, cette fois-ci.

Le premier rôle de Sergi López

La quarantaine approchant, il part s’installer dans la campagne normande en achetant à crédit une bicoque sans salle de bains. Un soir d’hiver, son chauffage d’appoint le lâche lorsqu’un tuyau explose sous la pression de l’eau gelée. « Je ne veux pas faire mon Zola mais j’étais au fond du trou. Je ne pouvais pas tomber plus bas. Cette situation m’a paradoxalement redonné de l’énergie. » Il profite de cet isolement pour peaufiner le scénario de La Petite Amie d’Antonio, dans lequel infuse ce parcours de vie cabossée.

Cette fêlure de l’âme habite le personnage de Claudie (magistralement incarnée par Hélène Foubert), en rupture avec sa famille et hébergée dans un centre médico-social. Une ado à fleur de peau qu’Antonio, ouvrier catalan, invite à danser et à laquelle il s’accroche avec l’infinie et la tranquille bienveillance de celui qui est déterminé à aimer. « Mon premier film, c’est également le premier rôle de Sergi López. Je lui ai fait la promesse que, si je continuais à tourner, il serait dans chacun de mes films », raconte Poirier. Il a tenu parole.

L’incroyable justesse des dialogues et de la direction d’acteurs touche au cœur. Que ce soit dans les nombreuses scènes de dispute et de crise, ou pendant cette séquence où Claudie, d’habitude si renfermée, dévoile toute l’étendue de son mal-être à son beau-père, qui parvient à lui redonner le sourire en dansant au son d’une biguine. Des instants d’émotion d’une intensité rare qui en disent long sur la sensibilité d’un cinéaste persuadé que, pour comprendre l’humain, il n’est rien de mieux que d’en sonder les failles. Sans budget suffisant pour financer un long métrage, Manuel Poirier a l’idée géniale d’en tourner les vingt premières minutes en les présentant comme un court métrage, obtenant ainsi les subventions accordées aux œuvres courtes. Une amorce qui convainc le fondateur de la société mk2 (qui édite ce magazine), 
Marin Karmitz, d’accorder au long métrage le tout nouveau label « mk2 découvertes », et le petit budget allant avec.

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Une sortie confidentielle

Le résultat : une œuvre à part, conçue hors du moule de La Fémis, cette école prestigieuse qui a permis l’éclosion de nombreux cinéastes, au prix d’une uniformité caractéristique d’un certain cinéma français des années 1990. « Pour le tournage, j’hébergeais une partie de l’équipe. Et certains comédiens dormaient chez l’habitant », se remémore le cinéaste. Faisant appel à une société de production pour la logistique et le financement de son film, il doit cependant composer avec son producteur, avec qui il est en désaccord sur la nécessité ou pas de certaines scènes. Mais Poirier, farouchement opposé à toute forme de compromission, refuse catégoriquement de plier. « Franchement, heureusement que je n’ai pas cédé ! » lâche le réalisateur, qui dit n’avoir jamais rien renié de ses valeurs et de son intégrité.

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Enfin financé, le film ne quitte pas totalement la marginalité puisqu’il sort à Paris en 1992, dans une unique salle, le mk2 Odéon. Face au mastodonte 1492. Christophe Colomb de Ridley Scott, il reste à l’affiche une semaine. Du côté de la critique, c’est pourtant une pluie d’éloges qui s’abat sur le film normand, comparé aux premières œuvres de Maurice Pialat. Cette sortie confidentielle, la volonté de sortir du parisianisme et l’indépendance du réalisateur séduisent l’ACID (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), née d’un manifeste de cent quatre-vingts cinéastes appelant à « résister ». C’est le tout premier film que la jeune structure choisit de soutenir. Elle finance le tirage de nouvelles copies, à la demande des exploitants de province.

. Symbole du cinéma indépendant, le film circule beaucoup dans les réseaux de distribution alternatifs comme Utopia. Amoureux de La Petite Amie d’Antonio, Maurice Bernart, figure emblématique du cinéma indépendant qui a déjà produit des films d’Alain Corneau, de Jean-Pierre Mocky ou d’Alain Cavalier, offre à Manuel Poirier la possibilité de réaliser un deuxième long métrage, lui aussi très remarqué : … à la campagne (1995).

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Puis il tourne les formidables Attention fragile (1995, pour la collection « Les années lycée » d’Arte) et Marion (1997). La consécration arrive avec Western, Prix du jury à Cannes en 1997. D’autres films suivent. Mais son côté « caractériel » et la confrontation avec d’autres producteurs qui « ne pensent qu’au business » écœurent un réalisateur trop entier, qui prend progressivement ses distances. « Je pense que mes films ont eu un effet thérapeutique qui a fait son œuvre, analyse-t-il. Mais peut-être que ma colère, mes émotions et mes convictions me porteront bientôt vers un nouveau projet. » On aimerait tellement revoir La Petite Amie d’Antonio, qui s’apprécie encore davantage quand on en connaît la genèse. S’il arrive au film d’être projeté en festival – comme aux Filmeurs l’été passé, au milieu des champs –, il n’a jamais été édité, et a fini par devenir pratiquement invisible. De quoi renforcer un peu plus son statut de film « en marge ». Reste aux cinéphiles à espérer qu’une restauration redonne vie à cette œuvre fragile, et donc d’autant plus belle.

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