
« Something has changed within me / Something is not the same… » Si à la lecture de ces deux phrases, vous avez des frissons, c’est que vous aussi, « Defying Gravity », hymne épique qui clôt le premier acte de Wicked, tourne en boucle dans vos oreilles. Pour les autres, petit rappel. Wicked (le film) est la transposition au cinéma de Wicked, la comédie musicale créée sur scène en 2003 à Broadway. L’adaptation en chanson d’un roman éponyme de Grégory Maguire qui imagine la genèse de l’un des personnages culte du cinéma, la méchante sorcière de l’Ouest toute verte dans l’adaptation que fit Victor Fleming en 1939 du Magicien D’Oz, livre pour enfant de Franck L.Baum paru au tout début du XXème siècle. Vous êtes perdus ? C’est normal.
Réalisé en deux parties par Jon M.Chu, Wicked. Partie 1, avec plus de 800 millions de dollars au box-office mondial et plusieurs nominations à la dernière cérémonie des Oscar, est l’un des blockbusters les plus impressionnants de ces dernières années. Un rouleau-compresseur de cinéma – dont la promotion folle agite les réseaux sociaux – pensé comme un film à l’ancienne, avec des décors pharaoniques, des costumes délirants, une grande saga épique pour toute la famille sur fond de merveilleux et de quête de soi. Tout ça sublimé par des airs qui ont fait leur preuve sur scène, performés live devant la caméra par la troupe d’interprètes menée par le trio Cynthia Erivo, Ariana Grande et Jonathan Bailey. Du grand cinéma et du grand spectacle en même temps qui, avec cette deuxième partie, trouve une conclusion à la hauteur de son succès.
HOLLYWOOD SUR SCÈNE
Mais ce succès est-il vraiment la réussite d’un pari qu’Hollywood nous vend comme osé ? Oui et non. C’est toute l’ambiguïté passionnante de cette relation compliquée entre Broadway et Hollywood. Deux frères amis-ennemis qui se partagent depuis au moins les années 1930 le gâteau du divertissement américain et la domination de l’imaginaire. Une relation d’amour-haine devenue aujourd’hui des vases communicants perpétuels, un boomerang créatif de la scène à l’écran et inversement. Et si possible de manière infinie.
Du nom d’un quartier de New York où s’agglutine de nombreux théâtres, Broadway est l’épicentre de la « comédie musicale », l’endroit où se joue huit fois par semaine les histoires les plus folles, les standing ovations les plus belles, les solos les plus forts. Et tout ça en rythme et avec des claquettes, si possible. Talonné aujourd’hui par le West End, ce quartier central de Londres rebaptisé « TheatreLand » par les fans, Broadway donne le « La » en termes de spectacle vivant à sensations. Et à New York comme à Londres, en levant la tête vers les affiches, on peut se demander si ce sont bien des salles de théâtre… ou de cinéma. Retour vers le Futur, Beetlejuice, Le Roi Lion, Stranger Things, Titanique, Outsiders, Le Diable s’habille en Prada, La Petite Boutique des horreurs, Mon voisin Totoro, Moulin Rouge, Paranormal Activity… La liste est longue. Des classiques du cinéma réinventés sur scène, parfois en utilisant la bande-son déjà présente dans le film (notamment les films Disney) mais souvent en brodant et inventant tout un livret autour d’une histoire que le public connaît déjà.
Ainsi, chaque soir à New York, Megan Hilty et Jennifer Simard, deux stars du genre, reprennent les rôles crées en 1992 par Meryl Streep et Goldie Hawn sous la caméra de Robert Zemeckis et chantent La Mort vous va si bien, effets spéciaux live à l’appui. Une adaptation du film, ses moments culte, accompagnés de chansons hilarantes et entêtantes. Même chose pour Retour vers le Futur, Totoro ou Beetlejuice : on regarde « en vrai » des images qui n’existait jusque-là qu’au cinéma, comme si le théâtre devenait une extension 3D de l’écran plat. Des prouesses techniques, des livrets malins qui associent le savoir-faire du cinéma et celui du théâtre. Mais plus encore, qui transforme les films en « mythe », ces histoires ancrées en nous que l’on peut raconter encore et encore. Le culte des films devient le sel d’une expérience collective du théâtre où se rejoue devant nous des figures, des histoires que l’on connaît toutes et tous. Comme si aujourd’hui, Hollywood était devenu Shakespeare.
THAT’S ENTERTAINMENT
Car auparavant, c’était plutôt Shakespeare qui inspirait Hollywood. Ou tout du moins, Broadway. A l’origine même du spectacle hollywoodien, les grandes machineries de spectacle des années 1920 (souvent liée aux pièce de Shakespeare comme Le Songe d’une nuit d’été par Max Reinhardt), le goût de la revue, l’art des numéro ont donné à Hollywood, à l’arrivée du sonore et du parlant, l’un de ses genres phares : la comédie musicale. Le « Backstage Musical », sous-genre majeur de la Grande Dépression économique des années 1930, c’était même fait une réputation en racontant les coulisses de Broadway avec les fameuses « Chercheuses d’Or », saga cinéma de la Warner qui racontait la crise par le quotidien de danseuses et chanteuses de Broadway en quête de succès.

Dans les années 1950, ce sont les succès de Broadway, la majesté des grands musicals qui viennent en aide à une industrie fragilisée par l’arrivée de la télévision et le démantèlement de son système de studio. La Mélodie du Bonheur, West Side Story, My Fair Lady, des films grandioses, des films « total », chantés, dansés, en couleur et en grand écran, comme une façon de lutter contre la petite boite noir et blanc qui s’installe dans les foyers. Une manière de faire du cinéma, le grand art du spectacle. Avec le déclin des studio et l’arrivée du Nouvel Hollywood, ce lien entre spectacle et cinéma s’est distendu, privilégiant le théâtre dit « Off Broadway », plus auteur, plus sombre, plus proche aussi de la réalité crue à la mode d’alors. Les classiques ne font plus recettes, les musicals eux-même perdent en légèreté et s’aventurent du côté de la politique (Evita d’après le musical d’Andrew Lloyd Webber, adapté par Alan Parker en 1996) et la formule se perd.

DÉFIER LA GRAVITÉ
Il faut attendre la fin des années 2000 pour que quelque chose renaisse. Le juke-box musical – spectacle qui compile des tubes d’un artiste au grès d’une histoire inventée – remplit les salles, avec en tête d’affiche Mamma Mia et la musique d’ABBA. Un phénomène qui dure encore aujourd’hui et donne lieu à un premier film en 2008. Jusqu’à ce que Wicked le détrône, le plus gros succès d’un musical au cinéma. La nostalgie et la pop vont retisser des liens entre Broadway et Hollywood. Les tubes d’hier, comme les films d’hier, vont devenir le tremplin d’un renouveau. Si de son côté Hollywood s’auto-recycle avec La La Land, film-hommage, Broadway s’amuse soudain à fabriquer des objets hybrides, à la fois nostalgique et pop. Le meilleur exemple ? Mean Girl (aka Lolita Malgré moi en VF). Comédie teen des années 2000, le film obtient, grâce à ses multiples rediffusions à la télévision américaine, un statut de « film culte ». Broadway y voit alors un moyen de ramener le public qui a grandi avec le film dans les salles en confiant à la créatrice du film, Tina Fey, une version scénique endiablée de son histoire cruelle de lycée. Créé en 2018, Mean Girl The Musical va même jusqu’à redevenir un film en 2024, menée par l’icône Renée Rapp. La boucle est bouclée. Une façon pour Hollywood et Broadway de marcher main dans la main, s’alimentant à tour de rôle.
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Tout irait bien dans le meilleur des mondes, si ce lien étroit entre les deux n’écrasait pas toute concurrence. Difficile aujourd’hui pour les spectacles d’exister sans « licence » cinéma. Le public vient voir et revoir des histoires qu’il connaît déjà. Pour un Hamilton, triomphe signé Lin Manuel Miranda, et sa partition originale, combien de shows avec de nouveaux auteurs, de nouveaux visages, peinent ne serait-ce qu’à arriver jusqu’à Broadway ou au West End ?

Le démarrage tonitruant à Londres de Paddington, la comédie musicale, et la révélation fantastique de l’ours en quasi « chair et en os » sur scène et en chanson, ou la transposition spectaculaire d’Hunger Games en live et son arène façon Capitole prouvent combien ces vases communicants entre cinéma et spectacle ont pour l’instant peu de soucis à se faire. Avec en ligne de mire, l’envie même de transformer la salle de cinéma en extension directe de la salle de spectacle via des retransmission de captation de spectacle. Le succès planétaire des séances du concert ou du clip « Taylor Swift » donne à Broadway des idées. Ainsi Merrily We Roll Along, musical de Stephen Sondheim, joué la saison dernière à guichets fermés par Daniel Radcliff et Jonathan Groff débarque en salles aux Etats-Unis pour des séances évènements. De quoi patienter avant évidemment la version cinéma, en tournage, signée Richard Linklater. La boucle infini, on vous dit.
Wicked : Partie II de Jon M. Chu, 2 h 18, Universal, en salles le 19 novembre
